Au soir du 31 octobre,

Ce jour-là, dans le monde celtique, l’année en cours tirait sa révérence. Le Temps jetait la dernière page de son éphéméride avec un soupir de satisfaction. Avant d’entamer un nouveau calendrier, et de s'écouler tranquillement sur le mois suivant, il avait coutume de s’octroyer une pause bien méritée.

Mais alors qu’était arrêté le métier à tisser les années, les jours du passé remontaient tranquillement les rives du présent, à l’image d’un mascaret ou se mêlaient trépassés et vivants. Les Hommes attendaient fébrilement que le Temps reprenne sa course en avant, craignant de voir à tout instant revenir les morts de l'année, souvent vis-à-vis d’eux assez peu indulgents.

Aujourd’hui, le Temps est compté, plus question pour lui de s'offrir une grasse nuitée. Le passé reste au passé, chaque seconde est numérotée. Même les enfants ne sont plus effrayés. Le soir venu, si des hordes immatures se répandent encore dans les rues, c'est seulement histoire de continuer à faire un peu semblant. A cette occasion, vampires, goules et momies, fantômes, sorcières et squelettes, tous en chœur frappent aux huis et tirent les sonnettes.

‘Des bonbons ou un sort !

Les parents consentants ouvrent délibérément leur porte et vident des tombereaux de confiseries dans la besace de leurs rejetons la plupart déjà gavés de toutes sortes de sucreries.

‘Des bonbons ou la mort !’

Mais cette fois ci, la menace avait été brandie tant de fois et par tant de voix que, l’espace d'un instant, le Temps fut tenté de reprendre du bon temps. Il freina inconsciemment le passage de la trame sur la chaîne entrainant illico sur la toile un accroc.

Dans les rues de Paimpont, les derniers revenants ressentirent la secousse. Ils finirent leur mission, mais certains cependant durent s’offrir une belle frousse. Du côté obscur de la tenture, le trou se nimba d'une étrange lumière qui de suite intrigua deux figures légendaires. Merlin et Viviane, car c'est d'eux qu'il s'agit, s’approchèrent du lieu, un tantinet surpris. Il a été écrit de nombreuses histoires à leur sujet ; Viviane aurait trahi le vieux mage ou bien celui-ci aurait pris son pucelage.

Il faut dire que les romanciers et les clercs, ceux de France et d’Angleterre, eurent à l'époque une vision pragmatique de ces héros d'origine celtique. Ils accusèrent la fée et le vieil enchanteur d’employer une magie et des arts mineurs provenant de démons aux pouvoirs maléfiques.

Merlin ressentit un petit appel d'air ; quelques chatouillis parcoururent ses frisettes.

- Si l’on jetait un œil de l’autre côté ? On resterait sur le seuil, sans s’aventurer… J'aimerais bien savoir, par curiosité, comment notre Histoire a évolué.

Il approcha d’abord la tête du trou puis, tirant sur les bords, la glissa jusqu’au cou.

Viviane l’entendit commenter, d’une voix étonnée :

- Il y a dans le ciel une étoile qui brille et au sol une dentelle de vieux troncs rabougris…

Poussant des épaules, étirant l’orifice, il passa tout entier dans l’étroit interstice.

- Le sol est aussi lisse qu’une toile cirée, d’ailleurs on y glisse quand on pose le pied !

Le trou maintenant élargi, la fée, sans souci, le suivit. Quelques rondins bien espacés, provenant de pins fraichement coupés, faisaient un coin aménagé dont ils auraient bien profité.

- Dis-moi, mon chéri, tes yeux ne t’auraient-ils pas quelque peu trahi ? Sur ton étoile qui luit il est écrit ‘alarme incendie’ !

Soudain une voix inattendue emplit l’espace.

- Bienvenue, vous êtes là ? Tout le monde est installé ? Alors je me présente. Je m’appelle Pierre, je suis garde forestier en Brocéliande. Suivez-moi, passons ensemble la ‘Porte des Secrets’ !

Une trouée apparut au milieu des arbres, s’ouvrant sur une invraisemblable cabane. Perplexes, nos deux visiteurs s’avancèrent lentement et franchirent le seuil avec circonspection. La pièce était un bric-à-brac plein de caisses ouvertes regorgeant de livres empilées et de bibelots oubliés.

- Je ne crois pas que nous soyons dans notre ancienne forêt ! constata Merlin.

- Vous êtes ici dans mon atelier, répondit la voix.

Viviane s’approcha de la table centrale, étonnamment vierge de tout accessoire.

De son côté, Merlin s’assit dans un fauteuil au cuir élimé et aux accoudoirs éprouvés.

- Vous êtes seuls ? reprit la voix de Pierre. Je me disais aussi que l’heure n’était pas à la visite, il fait encore nuit noire !  Comment êtes-vous arrivés ici ?

- Nous avons vu de la lumière… commença le vieux mage.

- et nous sommes entrés… compléta la jeune fée.

- C'est sans doute à cause d'Halloween ou plutôt de Samain (1); à force de titiller les légendes, les gens auront créé un temps mort !

- Mais où sommes-nous ? s’interrogea Merlin.

- Vous êtes dans l’abbaye de Paimpont.

- Vous êtes garde forestier pour les moines ? Ainsi ils auront bel et bien conquis le cœur de la forêt et celui des Hommes !

- Non, l’abbaye est devenue un site historique, il n’y a plus de moines en résidence ici. Les anciennes dépendances de l’abbaye ont été transformées en office de tourisme  et un parcours scénographique consacré à la forêt de Brocéliande y a été installé afin de plonger le visiteur dans un univers sensoriel et féérique.

Viviane et Merlin se regardèrent, pantois.

-Tu as compris quelque chose toi ? s’enquit le vieil homme.

- Rien du tout ! avoua la jeune femme.

- Je suis la voix qui accompagne les spectateurs pendant la représentation. Brocéliande n’est pas une forêt comme les autres. On doit y prendre le temps d’observer et d’écouter pour ressentir les choses. Mais puis-je me permettre à mon tour de vous demander qui vous êtes ? demanda Pierre.

- On avait coutume de m’appeler Merlin et voici Viviane, ma compagne.

- Je me disais bien que vos visages ne m’étaient pas inconnus !

Une reproduction de Brocéliande se matérialisa comme par enchantement sur la  table, avec ses lacs, ses étangs, ses fontaines et autres lieux-dits de la légende.

- Vous me semblez être bien plus qu’un garde forestier, je sens et je vois la magie à l’œuvre ici ! s’étonna Merlin.

- Ce serait sans doute un peu long à vous expliquer…  Au temps de mon histoire, il y a plusieurs centaines d’années, Il faut imaginer Brocéliande comme une forêt sauvage, presqu’impénétrable…

Apparut alors au mur l’image d’une fontaine, au milieu d’une clairière, modeste résurgence entourée de blocs de pierre qui lui donnaient malgré tout une certaine contenance. 

- Reconnaissez-vous la fontaine de Barenton ? demanda leur hôte.

- Bien sûr, répondit Merlin. Ce point d’eau est cher à mon cœur.

Il se tourna vers sa compagne :

- Tu y lavais et peignais tes cheveux lors de notre première rencontre … 

- Elle existe toujours ! s’exclama le garde forestier. Je raconte aux gens qu’il suffisait de puiser l’eau de la fontaine et de la renverser sur le perron pour voir le ciel s’assombrir aussitôt et sentir la foudre. Un chevalier noir surgissait alors et défiait l’imprudent qui avait osé troubler la quiétude des lieux.

- Encore cette vieille histoire ? commenta le mage. Elle est bien exagérée et d’ailleurs notre ami Yvain y a mis fin en tuant ce vilain.

Pierre reprit :

- Nous avons conservé cette légende qui fait partie de l’âme de Brocéliande, tout comme celle du Val sans retour, le domaine de Morgane la fée.

- Morgane est à nouveau ici ? Je croyais qu’elle veillait le roi Arthur à Avalon ? s’étonna Viviane.

- Que racontez-vous donc à vos visiteurs à propos de ce mystérieux vallon ? demanda Merlin, un peu dubitatif.

- J’explique que ce val était un piège pour les chevaliers infidèles et qu’ils y demeuraient prisonniers d’une muraille de brouillard gardée par un dragon cracheur de feu. Mon grand-père me disait que, parfois, on pouvait entendre les lamentations des chevaliers.

- Les lamentations ? Ils étaient persuadés d’être dans un lieu paradisiaque entourés de jeunes et jolies femmes et ils profitaient des plaisirs d’une table qui ne s’épuisait jamais. Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse de lamentations !

- Je précise aussi que Lancelot a mis fin au sortilège, laissant Morgane seule et vaincue.  Mais nous mettons tout de même en garde les touristes qui veulent découvrir le Val.

- Les touristes ?

- Oui, aujourd’hui les gens visitent le Val sans retour pour le plaisir de se promener dans les Landes. Il existe des sentiers de randonnées pour qu’ils ne se perdent pas.

- Pourtant c’était bien l’esprit à l’époque, que l’on s’y perde un peu ! déplora Viviane.

- Je vois sur la carte ‘le Tombeau de Merlin’. Serait-ce l’endroit où vous m’avez enterré ? reprit le mage.

Pierre répondit, la voix moins assurée :

- Ce tombeau est le reste d’un dolmen et la tradition a vu dans ses pierres le lieu votre sépulture, mais le mystère reste entier.

- A mon époque, nous n’enterrions pourtant déjà plus les gens sous ces pierres levées ! Elles sont très inconfortables, vous savez ?

- Quand les poètes se sont intéressés à nos chants et nos légendes, expliqua Pierre, les gens ne savaient plus très bien faire la différence entre les époques, on mélangeait les histoires et tous ces mégalithes dans le paysage devaient nécessairement provenir d’un âge où la magie était encore présente.

- Mais pourquoi ma propre sépulture est-elle de l’autre côté de la forêt ? s’inquiéta Viviane. Pourquoi ne pas nous avoir laissés ensemble ?

Pierre fut gêné.

- On raconte des choses sur vous qui ne sont pas à votre avantage. Certains disent que vous vous intéressiez uniquement aux pouvoirs et aux sortilèges de Merlin et qu’une fois ceux-ci en votre possession vous l’auriez muré dans une prison de verre, d’air ou que sais-je encore…

- Tout cela n’est que calomnie ! s’offusqua Viviane.

- Je vous crois, reprit Pierre, quand on vous voit tous les deux on ne peut pas croire à de pareilles ignominies !

- Ce sont les clercs, expliqua le mage, je me doutais qu’ils travestiraient la réalité. Un devin et une fée forment un attelage peu compatible avec leur propre vérité.

- Je trouve dommage que les gens aujourd’hui nous voient ainsi séparés, dit Viviane.

- Il faut dire que les lieux magiques n’ont pas toujours été au même endroit, voyez-vous, indiqua Pierre. Le Val sans Retour a lui-même été déplacé car à la place du château de Morgane, il n’y avait plus que des forges qui avaient consommé tous le bois et qui n’avaient laissé que des landes et des taillis. Le lieu n’était plus très touristique.

- Encore ces touristes ?

- La forêt est sur deux départements, deux seigneuries si vous préférez. Chacune veut sa part de légendes… Merlin l’enchanteur étant au Nord, il a bien fallu compenser par la fée Viviane au Sud.

- Décidemment les arcanes du pouvoir sont toujours aussi mystérieux, rien n’a vraiment changé.

- Le jour va bientôt se lever, dit Pierre, il ne faudrait pas que les employés vous trouvent ici, au milieu du décor.

- Ne pourrions-nous pas rester cachés dans un coin ? J’aimerais bien contempler vos fameux touristes !

Pierre réfléchit.

- Il y a peut-être une solution. Je pourrais vous faire jouer votre propre rôle, en ombre chinoise…

Si un jour vous êtes de passage à Paimpont et que vous décidez de visiter la ‘Porte des Secrets’, vous découvrirez l’ombre d’un vieil enchanteur au chapeau démesuré et à la barbichette tressée se déplacer à l’aide d’un bâton tout torturé. Vous verrez également la frêle silhouette d’une fée aux contours délicats et aux doigts fins comme des baguettes.

Quand Merlin caressera la joue de Viviane vous saurez alors avec certitude que ce que l’on raconte à leur sujet n’est qu’honteuse vilénie.

(1) Samain : Samain est la première des quatre grandes fêtes religieuses de l’année celtique probablement  à l'origine de Halloween.

Image retravaillée à partir de la présentation du spectacle La porte des secrets en Brocéliande