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Chapitre 3 - Les lois du Pays de l'Oubli

Chapitre 3 - Les lois du Pays de l'Oubli

Publicado el 3, ene., 2023 Actualizado 4, mar., 2024 Fantasy
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Chapitre 3 - Les lois du Pays de l'Oubli

Je me réveillai en sursaut, hantée par deux yeux rouges, vifs et métalliques !

Mon cœur battait à toute allure après ce cauchemar et il me fallut un temps pour me souvenir où j'étais. Mes yeux me le rappelèrent pourtant vite car ils étaient à présent ouverts et fixés sur le plafond-ciel, brumeux et menaçant à cet instant. La peur qui m’avait assaillie avant mon évanouissement me revint également de plein fouet…

Je m'assis avec précipitation.

- Mais qu'est-ce que… ?

J'étais dans le Lit-Évasion avec une couverture sur moi. Tout proche, un bouquet composé de clochettes violines, de brins d’avoine et de coquelicots était posé. Mon cœur cogna fort dans ma poitrine mais c'était de soulagement et d'excitation.

Ce lieu étrange n'est donc pas désert !

Comme pour faire écho à mes pensées, j'aperçus un garçon s'avancer vers le centre du lit à travers le champ de fleurs.

 - Ça y est, mademoiselle est réveillée ? demanda-t-il avec un sourire. Je commençais à m'inquiéter. Ca fait déjà deux jours que tu étais inconsciente… Moi, c’est Benjamin. Et toi ?

Je restais muette, trop occupée à le détailler.

- Tu es bien française ?

Un mètre soixante-dix, svelte, des cheveux légèrement longs, châtains et juste ce qu'il fallait de décoiffés, une chemise noire élégante, un pantalon en jean et surtout des yeux bleus extraordinaires… 

Intenses.

Magnifiques.

Un éclair traversa le plafond-ciel.

Il leva la tête, surpris, et je lui répondis les joues en feux :

- Oui, je suis française. Je m’appelle Angelina.

 

 

 - Comment es-tu arrivée ici ?

Le dénommé Benjamin et moi étions assis sur le grand rectangle de pelouse, face à face.

J'étais assez timide d'habitude et raconter mes folles aventures à un inconnu était encore plus fou… Mais vu le lieu où je me trouvais, je savais que ce garçon pourrait me croire.

Alors je me mis à lui raconter ma première visite du Refuge du Diable, avec détails.… jusqu'au moment où j'avais été aspirée par ce mégalithe fendu en spirale.

Il n’avait l’air que légèrement surpris de mon voyage et me demanda simplement :

- Tu es inconsciente depuis que tu as quitté cette forêt alors ?

- Non. En fait, je... bredouillai-je.

Je repensais à ce qui s'était passé. J’avais un peu honte du pourquoi je m'étais évanouie mais sur le moment j’avais été si angoissée… Le garçon attendait patiemment que je lui explique. Ses yeux bleus fixaient les miens et sous ce regard insistant, mon estomac fit un bond.

Je n'avais jamais vraiment été à l'aise avec la gent masculine.

- J'ai eu le temps de découvrir ce… labyrinthe, commençai-je prudemment. J'ai dû passer presqu'une journée à l’arpenter. J'y ai découvert un tas de choses incroyables, fabuleuses...

Il ne disait toujours rien, impassible. Il était dans ce lieu fantastique lui aussi et cela ne semblait pas le dérouter le moins du monde !

Je me sentis alors agacée et ma timidité se dissipa.

- Il y a tout ici. Enfin presque. Il manque quand-même un peu de vie et je n’ai pas trouvé le moyen de retourner d'où je viens. Donc oui, quand je m’en suis rendue compte, j'ai paniqué et c'est à ce moment que j'ai dû m'évanouir.  Mais je suis dans une sacrée situation quand même ! Je ne sais pas comment des menhirs ont fait pour me transporter ici. Je n'en sais rien franchement ! Et finalement, je m'en fiche. Parce que j'aimerais surtout savoir comment rentrer chez moi !

Je m'étais levée tout en parlant, énervée, les larmes aux yeux.

Ce drôle de garçon était encore silencieux mais ses yeux paraissaient compatissants. Je me sentais triste, bête, confuse… Je me tus et me retournai ne pouvant supporter d'être ainsi observée dans cet état.

Il y eut un blanc.

- Ne t'inquiète pas.

Une main s'était posée sur mon épaule. Sans me retourner, je lâchai, la gorge nouée :

- Je ne sais pas pourquoi toutes ces choses insensées m’arrivent à moi...

Il m'obligea à pivoter vers lui doucement. J'avais envie de pleurer mais lui me regardait avec un léger sourire. Cela me choqua qu’il réagisse ainsi. Se moquait-il de moi ? Ma susceptibilité et mon impulsivité reprenaient la main.

- Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? lui demandai-je d’un ton froid.

- Rien, pardonne-moi, répondit-il en effaçant son sourire. Il s'inclina poliment, la main sur le cœur, pour s'excuser puis planta son regard bleu azur dans le mien.

Mon estomac refit un bond.

Je décidai de changer de sujet et de poser les questions qui me brûlaient les lèvres :

- Et toi alors ? Tu n'as pas l'air paniqué comme moi. Tu connais ce lieu depuis longtemps ? J'espère que tu sais comment je peux en sortir…

- Ahah ! Eh bien je crois que c'est le temps des révélations ! répondit-il d'un air important.

Il se recula, gonfla le torse, releva le menton et me déclara avec entrain :

- Mademoiselle Angelina, j'ai le plaisir de vous annoncer que vous êtes en présence du grand et de l’unique « Seigneur des Rêves et des Époques » !

Après cela, il tourna rapidement sur lui-même, en appui sur un pied et leva un bras, comme un danseur qui conclut en beauté une longue chorégraphie.

Je ne pus m'empêcher de sourire face à ce cirque. Cela avait au moins réussi à enlever ma tristesse ou ma colère quelques instants. Je lançai amusée :

- Et qu’est-ce que ça veut dire tout ça exactement ? Que je dois mettre un genou à terre et t’appeler Sir ?

- Hum… 

Il se gratta la tête, faisant mine de réfléchir puis son regard s'illumina. Il prit alors l'allure d'un vrai Don Juan et déclara :

- L’idée me paraît excellente. C'est adopté jeune fille !

Je ris.

Mais sur qui suis-je tombée ?

- Non sérieusement Angelina, ce que ça veut dire, c’est que ce labyrinthe comme tu l’appelles, n'est autre que ma maison. On l’appelle le Pays de l’Oubli. Ma famille a été désignée - ne me demande pas quand et par qui - pour y rester et veiller au bon déroulement de l’Histoire humaine. Cela me donne accès aux lieux et années que je souhaite ainsi qu'aux songes nocturnes de chaque personne sur Terre. J’ai seize ans mais cela en fait déjà sept que je suis héritier de cette tâche. Tâche que j'accomplis avec fierté, dit en passant !

J'écarquillai les yeux, le souffle coupé puis je pouffai de nouveau. Il parut vexé et abandonna ses allures de héros.

- Je t'assure que c'est vrai ! Moi qui me suis occupé de toi pendant deux jours, tu ne me crois pas ?

Soudain, il me prit par la main et m'entraîna en courant dans son soi-disant Pays de l’Oubli. Sa main au contact de la mienne fit un bazar sans nom dans mon corps et mon esprit ; je devais me concentrer pour ne pas trébucher en le suivant.

Quand il me lâcha, nous étions là où le Refuge du Diable m'avait envoyée : dans la pièce au siège-à-l'envers. 

- Tu vas voir si je mens !

Il posa alors sa main sur un des écrans qui recouvrait les murs du lieu : le plus petit de tous pour être précise. Aussitôt, une voix robotisée sortant de nulle part informa :

- Identification digitale en cours. Veuillez patienter... Identification positive. Bonjour Benjamin.

A ce moment, la chaise et son tableau de bord perchés dans les airs se retournèrent et descendirent. A peine le tout frôla le sol, que la chaise dut accueillir un Benjamin pressé et enthousiaste ! Il brancha un fil ici, un autre là, pianota les touches d'un clavier miniature intégré, appuya sur quelques boutons et actionna des sortes de petits leviers. Tout le panneau de contrôle s'illumina alors par l'intermédiaire de LED bleues et, au même moment, tous les écrans de tous les murs de la salle - et des écrans des autres salles de ce que j'en apercevais - s'allumèrent. Je voyais à présent des centaines d'endroits différents.

- Alors, qu'est-ce que t'en penses ? me demanda Benjamin en me narguant. Pas mal, hein ? Là, j’ai fait afficher Paris le premier janvier 2000 à midi. Tu peux donc observer tous les moindres recoins de la ville à ce moment précis. Grâce au PIME, Programme Informatique Magique à Écrans, je peux observer chaque endroit et chaque rêve dans n'importe quel endroit du Monde, de n’importe qui au Monde, en n'importe quelle année, heure ou seconde !

Je restais coi. Il le vit.

- Alors ? Un mot pour votre défense ?

- Formidable, Votre Seigneurie !

Il me donna son plus beau sourire.

- Je savais que tu finirais par me croire ! Mais de là à m'appeler Votre Seigneurie… Quel bonheur !

Tout à coup, il reprit un air sérieux et se précipita pour éteindre les écrans. Il remit sa main contre le plus petit d'entre eux - qui était le seul à être resté noir - pour que la chaise et son tableau de bord reprennent leur place initiale. Je lui demandai ce qui se passait.

- J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne c'est que les humanoïdes aux yeux rouges, avec qui tu as déjà fait connaissance, sont la source de tous tes et mes problèmes. Ces horreurs, je ne sais pas si tu l'avais compris, nous viennent tout droit du futur… Et elles ont pris le contrôle des époques et des rêves il y a dix jours !

Je lui lançai un regard horrifié.

- A ce moment, j'étais parti pour le 21 janvier 1793 afin d'assister à la guillotine de Louis XVI, puis à celle de son épouse Marie-Antoinette, le 16 octobre de la même année. C'était passionnant ! J’adore ce passage de l’Histoire française. Tous ces gens en furie et... Enfin bref, s'empressa-t-il d'ajouter en voyant ma grimace. J'ai su soudain que quelque chose clochait et que je devais rentrer. Et quand je l'ai fait, j’ai vu ces robots, ici ! Ils se sont enfuis en me voyant et je n'ai pas réussi à savoir comment ils étaient venus ni ce qu'ils avaient fait mais je me suis rendu compte que les cauchemars se multipliaient et atteignaient un taux supérieur à la normale par la suite. Je peux normalement influer sur les rêves mais là depuis ce jour, je ne peux plus rien faire. J'ai également entraperçu la présence de ces humanoïdes dans un certain nombre d’époques où ils n’auraient pas dû y être et quand j'ai constaté que les années futures ne m'étaient quasi plus accessibles, j'ai très vite compris… Je me demande s'ils n'essaieront pas d'entrer dans les rêves prochainement. Peut-être qu'ils arriveraient à y manipuler les gens ? Enfin, nous n'en sommes pas là en tous cas ! ajouta-t-il en voyant ma mine blafarde.

Je repensai aux deux yeux rouges de mon cauchemar et frissonnai.

- Quant aux époques, reprit Benjamin, ils arrivent déjà à aller n'importe où, n'importe quand. Ils ont dû trouver le secret de mes portes temporelles... Cependant, je ne pense pas qu'ils soient capables de se rendre vivants et visibles à part dans l'année d'où ils viennent. Ils sont certainement plus des sortes de fantômes, d'esprits, qui traversent les murs et que personne ne peut voir ou entendre.

- Ce n’est pas possible puisque je les ai vus ! ripostai-je.

- Ah oui, c’est exact, avoua-t-il, inquiet.

Ces créatures m’avaient même blessée ! La douleur de la roue dentée métallique dans ma cheville et des ongles d’acier sur mon bras me revinrent. Je devais tout de même avouer que ces blessures avaient disparu ensuite subitement… J’en parlais à Benjamin et il reprit espoir.

- Oui, même s’ils sont visibles, ils ne peuvent pas avoir d’actes conséquents dans le temps apparemment. C’est tant mieux ! De toute façon, ils n'auront jamais le contrôle total de mon cher pays, j’en fais la promesse ! 

- Et pourquoi tu as éteint tous les écrans du coup ?

- Disons que ce qui m'inquiète c'est qu'ils arrivent à savoir quand je mets le système en marche et ils savent ce que je vois alors à mon avis. Pas très envie de me faire espionner. Et, si j'extrapole, je me dis qu'ils pourraient sans doute interférer dans les voyages temporels que je programme. Peur de me retrouver coincé un jour dans l'espace-temps même…. J'ai beaucoup limité mes voyages ces derniers temps.

Un énième frisson me parcourut. Je réussis à demander :

- Pourquoi ils feraient tout ça ? Et ils sont qui ? 

- Je te fais la version courte, OK ?

J'acquiesçai.

- Ces robots ont été créés par l'homme déjà, bien sûr. Ils servent à toutes sortes de choses dans le futur et sont utilisés à outrance. Les humanoïdes, ayant été conçus avec une intelligence hors norme, se sont rendus compte assez vite que l'homme les exploitait. Ils se sont révoltés et plus personne ensuite n'a eu de contrôle sur eux. Je n'en sais pas plus. J’ai fait ce que j’ai pu pour essayer de visualiser quelque chose d'autre mais la première chose qu’ils ont faite, ça a été de m’empêcher l’accès à l’année de leur domination… Enfin comme ça, à vue de nez, je dirai que leur indépendance ne leur a pas suffit… Et donc ils ont l'air de vouloir se venger de nous.

- Et c'est ça que tu appelais une bonne nouvelle tout à l'heure ? Je n'ose même pas imaginer la mauvaise ! m'exclamai-je, terrifiée.

Le visage de Benjamin, jusqu'alors froid, reprit aussitôt ses yeux pétillants et son sourire. Je sentis mon cœur s'affoler un peu.

- J'avoue que c'est une bonne nouvelle uniquement pour les humanoïdes... Mais réfléchis ! La mauvaise nouvelle est donc pour nous une bonne nouvelle ! C'est logique !

- D'accord, c'est une bonne nouvelle pour nous. Mais quand même ! Elle a intérêt d'être plus bonne que bonne contre la mauvaise encore plus mauvaise qu'hyper mauvaise !

- Et dire que je voulais l'embrouiller, se marmonna-t-il à lui-même…

Je le pressai en souriant :

- Bon, qu'est-ce que c'est alors ?

Il attendit un peu pour faire durer le suspense et enfin déclara :

- La bonne mauvaise nouvelle pour nous ? Enfin ! Ce n’est pas compliqué à trouver ! C'est que JE SUIS LÀ, évidemment !

Il passa alors une main dans ses cheveux et, avec un sourire charmeur d’une star qui sait épater sa foule de fans, posa son pied sur le siège et prit la pause. Je me mis à rire devant ce garçon que je connaissais depuis quelques instants seulement et qui ne craignait pas visiblement de se rendre ridicule !

Je repris mon sérieux et un détail me revint.

- Rien à voir mais pourquoi tu m’as demandé si je parlais français ?

- Parce que c’est la langue natale de mon père, que c’est aussi la mienne et que je t’avais entendu parler en français dans ton sommeil.

- Ah, ne trouvai-je qu'à répondre.

Qu'avait-il bien pu m'entendre dire ? Cela m'angoissait un peu et je décidai de ramener la conversation sur lui plutôt que sur moi.

- Tu parles beaucoup de langues ?

- A part le français, je parle seulement l’anglais et l’allemand couramment. Je connais aussi assez bien le latin et un peu le russe, l’italien et le japonais.

- Oh, oh ! Rien que ça !…

A cet instant, mon estomac gargouilla bruyamment. Je grimaçai.

- Oh ! Je suis désolée. Quel piteux hôte je fais ! s’exclama Benjamin sincèrement. 

Il me prit par le bras comme un gentilhomme l'aurait fait.

- Non, ça va. Je…

- Si, si, si ! insista t-il en commençant à marcher sans me lâcher. Et puis ça tombe bien… Un seul petit déjeuner ne m'aurait pas suffit pour tenir jusqu'à midi !

Un sourire aux lèvres, il m'emmena à travers ce Pays qui était donc le sien et commença à parler de tout et de rien tout en marchant… Je ne l'écoutais qu'à moitié, mes pensées étant en ébullition. Je me repassais toutes les informations révélées, en boucle dans ma tête, mais c'était dur de les assimiler. Et puis ce bras au contact du mien ne m'aidait pas à y voir clair… mais je ne comptais pas m'en détacher.

Arrivés dans une des cuisines de cet étrange pays, Benjamin se mit à me préparer des pancakes. Je trouvais cela adorable, je devais bien l'admettre. Il parlait sans arrêt encore et faisait le pitre tout en cuisinant. Je sentais qu'il voulait épargner un peu mon moral et je lui en étais reconnaissante car je me sentais vraiment perdue. Je l'écoutais, je l'observais.

Je le trouvais gentil. Drôle.

Et beau ?

Des picotements apparurent dans mon ventre et je me sentis rougir.

Stop Angelina ! Redescends !

 

 

Plus tard, devant mon assiette de pancakes au sirop d'érable, je cogitais encore malgré moi. 

- Dis Benjamin… 

- Oui ?

- Ne peux-tu pas regarder comment se terminera cette à priori révolution d’humanoïdes ? Tu n’as pas accès à des années se situant après son déclenchement ?

- Non. A cause d'une des lois du Pays de l'Oubli. 

- Ah ? Y en a ?

Il croisa mon regard interrogateur et curieux.

- Tu veux que je t'explique c'est ça ? me demanda-t-il en riant.

Je hochai la tête, déterminée.

- J'ai pas arrêté de te bassiner tout à l'heure et tu en redemandes. C'est fou ! OK. Prépare-toi.  Ça va encore être un peu long... 

Je souris gentiment.

- Alors… Déjà ma mère était l’héritière de ce royaume et, bien qu’elle fût une femme, elle était légitimement « Seigneur des Rêves et des Époques ». Mais c’est vrai, continua-t-il, que le Pays de l’Oubli est un lieu où l’on se sent bien, où l’on ne manque de rien à part… d'un peu de vie. Ma mère parcourait des époques entières pour côtoyer des gens, pour se sentir l’une d’entre eux rien que de temps en temps. Elle s’était fait beaucoup d’amis et était heureuse qu’ils ne soient pas tous de la même époque : ainsi, avec tous les différents accessoires qu’on peut trouver ici, elle pouvait prendre plaisir à changer de nom, de profession, de rang social… Tout comme l’a fait chaque Seigneur du Pays de l’Oubli avant elle. Et c’est de là que sont nées quelques lois fondamentales.

Sans rien ajouter, il m'incita à finir mon dernier pancake puis à le suivre parmi différentes salles jusqu'à atteindre le couloir de la mésange. A l'intérieur, il m'arrêta devant une grande tapisserie bleu-nuit aux inscriptions brodées couleur or que j'avais vue à mon arrivée dans le Pays de l'Oubli. J'y remarquai pour la première fois cependant, et à plusieurs endroits, un symbole qui me faisait penser un peu à un hiéroglyphe. 

- Voilà nos lois ! s'exclama Benjamin tout fier en désignant la tapisserie. Elles sont écrites en latin, je sais, mais je vais te les traduire ne t'inquiète pas.

Il me lança un clin d'œil et pointa du doigt une partie de la tapisserie.

- La première loi explique que toute personne connaissant le Pays de l’Oubli est libre de circuler dans le temps tant qu’elle ne perturbe pas le cours prévu de l’Histoire. Ma mère s’en est toujours bien sortie.

Et si cela n'avait pas été le cas ?

Mais je me retins de lui poser la question. Il continuait déjà :

- Une autre loi ajoute que, toute personne connaissant le secret, a le droit de voyager à travers la période de l’Histoire humaine autorisée au Seigneur des Rêves et des Époques, mais que ce dernier est le seul à pouvoir contrôler, à partir du PIME, cette période - qu’il s’agisse de lieux ou de rêves.

- Comment ça ? Je ne comprends pas cette histoire de période autorisée… Le Seigneur des Rêves et des Époques n’a pas le contrôle total du temps ?

- Non, justement. Et ça répond à ta question sur l’aboutissement de cette révolution. Au Pays de l’Oubli, le temps n’existe pas : du coup la nature en général, ne change pas. Rien ne change, sauf nous, les humains. Nous vieillissons normalement. Pour toi, tu es ici, mais tu grandis et « vieillis » comme si tu étais chez toi, en l’an… Au fait, c’est vrai. De quelle année viens-tu ?

- 2005.

- Et tu as… ?

- Quinze ans.

- Bien. 2005. Si tu as quinze ans, ta date de naissance est donc 1990. C’est simple. Mais pas pour moi. Mes parents ne viennent pas de la même époque. A chaque Seigneur, il est attribué une date qui lui sert de date de naissance - établie en fonction de celle des parents. D’une certaine façon, ce qu’il peut contrôler, grâce au PIME, résulte de cette date. C’est un peu compliqué à t’expliquer mais, moi, par exemple, ma date de naissance, c’est 1827. La date de naissance de mon père, c’était 1656 et celle de ma mère, 1998. Si on les additionne et on les divise par deux, on trouve bien 1827. J’ai seize ans. 1827 + 16 = 1843. Toi, la date qui te correspond pour cette année, on a dit que c’était 2005, moi, c’est donc 1843… Ça va ? Tu arrives à me suivre ? Je continue. Donc, tous les évènements se situant avant 1843 sont connus pour moi, c’est logique. On connaît le passé. Mais le futur ? Aucun être humain n’est censé le savoir. Pourtant, nous, Seigneurs des Rêves et des Époques, nous avons la faculté de connaître ce qui se déroulera sur les 300 années à venir. C’est-à-dire pour moi, 1843 + 300 = 2143. Cette limite dépassée, les possibilités d’avenir sont trop nombreuses et il devient trop complexe pour nous de deviner quelle sera la bonne. Et donc, voilà notre problème : la révolution des humanoïdes s’est déroulée en l’an 2143 précisément. Je ne peux donc pas observer une seule année après et je ne peux donc pas non plus connaître l’aboutissement de cette guerre entre les humains et les humanoïdes. Et même si je sais qu’elle a éclaté au mois de mars, je ne peux plus observer ce mois ni les suivants de l’année 2143 depuis peu : il a l'air facile pour ces humanoïdes de m’empêcher de visualiser une année entière…

Il soupira. Je maudissai :

- Ce n’est vraiment pas de chance !

- Si tu veux mon avis, ces robots préparaient leur coup depuis longtemps… Je suis sûr qu’ils étaient au courant de ma vision limitée. Qu’ils savaient que je ne pouvais pas connaître le déroulement de l’Histoire après 2143. Je suis sûr qu’ils ont choisi cette date exprès pour leur révolution !

- Mais comment sont-ils au courant de ton existence ? questionnai-je surprise.

- Cela est une bien grande question encore pour moi... répondit-il d'un ton amer. Mais peut-être que des textes sur le Pays de l'Oubli et moi-même existent quelque part. Et en théorie - et bien malheureusement ! - nos chers amis robots ont eu don de la somme des connaissances de tous les hommes de ce monde...

Il y eut un silence entre nous.

- Il y a d’autres lois importantes à connaître ? 

- Oui, quelques-unes... Pour reprendre l’exemple de ma mère : je t’ai dit qu’elle voyageait dans le temps pour se faire des amis. C’est vrai, mais elle le faisait aussi pour une autre raison. Elle rêvait très souvent d'un homme ; toujours le même. Elle ne le connaissait pas, mais elle était sûre qu’il existait. Alors elle s'était mise à le chercher dans la vraie vie.

- Est-ce qu'elle l'a trouvé ?  

- Cet homme, c’était mon père ! Je suis donc la preuve vivante qu’elle l’a bien trouvé oui.

Je lui souris. Et il me sourit aussi.

- Bref. Oui. Les règles… Ce que je voulais te dire, c’est que la plus importante de toutes, la première à laquelle nous devons obéir, est celle de garder le secret de ce lieu et de tout ce qu’il engendre. Ma mère se faisait donc toujours passer pour une personne "normale". Mais comme chaque règle, il existe quelques exceptions. Premièrement, le secret peut être partagé avec toute personne si elle accepte antérieurement de prêter serment. Ce fait l’oblige à garder le secret qu’on lui a divulgué et, si elle le rompt, elle s'expose à... de graves conséquences disons !

- Elle meurt ? m’exclamai-je.

- Eh bien je ne l'ai pas vécu pour te le confirmer mais c'est l'idée, oui. Quand ma mère a trouvé enfin mon père, elle savait déjà qu'elle l'aimait et qu'elle lui révélerait qui elle était si, lui aussi, s'attachait à elle. Et au final il a prêté serment un jour et il n'y a jamais eu aucun souci. Il a vécu ici avec elle sans jamais révéler son secret.

- C'est une belle histoire… commentai-je rêveuse.

Soudain une pensée me frappa.

Et moi ?

Je demandai donc inquiète :

- Et pour ceux qui découvrent le Pays de l'Oubli et toi sans faire exprès ?

- C'est la deuxième exception. Si quelqu’un découvre le secret par hasard ou si on le lui a dit involontairement, sans en être conscient, alors la personne entrée dans le secret sera aussitôt repérée.

- Repérée ? C'est à dire ?

- Eh bien quand tu as pénétré ici, je l'ai tout de suite su. Mon être tout entier l'a senti. C'est ainsi. Je sais que ce n'est pas très clair mais je n'ai pas d'explications autres. Dis-toi que ça fait partie de mes dons… En tous cas je suis rentré de mon voyage dès que j'ai pu et tu étais bien là.

- Hum… Et maintenant alors ? Que vas-tu faire de moi ?

- Eh bien ensuite je dois procéder généralement à un effacement partiel de la mémoire. J'ai dû le faire une fois pour une personne qui m'avait vue malencontreusement disparaître d'un seul coup de l'année où j'avais été. Au début, je n'étais pas encore très expérimenté et prudent... Bref. J'ai attendu qu'il dorme et je lui ai fait oublier ce qu'il avait vu, en lui faisant croire simplement à un rêve. C'est peut-être pour cela d'ailleurs qu'on appelle cet endroit le Pays de l'Oubli ! ajouta-t-il, triomphant.

- Mais du coup tu ne m'as pas effacé la mémoire à moi.

- Non, répondit-il sérieusement pour une fois, en me regardant droit dans les yeux.

Il y eut un silence et il ajouta :

- Si le Seigneur des Rêves et des Époques décide au final de ne pas procéder à un effacement de mémoire, la personne peut prêter serment. Sinon, en cas de trahison, c'est le Seigneur des Rêves et des Époques qui risque gros...

-Oh... Allons prêter serment alors ! déclarai-je décidée.

- Ne t'inquiète pas, je ne crois pas que cela soit nécessaire.

- Mais... !

- Ne t'inquiète pas je te dis. Je sais ce que je fais. Je sens que je peux avoir confiance en toi. Un autre de mes dons certainement.

- Mais si on me torture ou que... Ça me stresse ton histoire maintenant !

- Pas moi, conclut-il en m'adressant un clin d'œil.

Je ne savais pas quoi dire… Même si j’avais découvert le Pays de l’Oubli involontairement sans qu’il n’y soit impliqué, Benjamin m’avait révélé bien d'autres secrets depuis. Il s’engageait donc…

Je ne pouvais finir ma pensée tant cela me terrifiait. 

- Merci Benjamin... Merci de me faire confiance. Et puis aussi merci d'avoir veillé sur moi ces deux derniers jours.

Je repensais soudain à mes parents. Avec cette longue absence, ils allaient s’inquiéter horriblement… Je me sentis mal.

- Tu n’as pas à me remercier. Et puis je n'ai pas encore fait grand chose au final. Mais ne t'en fais pas. Humanoïdes aux aguets, ou non, je te ferai retourner dans ton temps ! Je suis peut-être jeune, mais j’arrive à me défendre. Parole de Ben !

Il me tendit la main et m'offrit un sourire chaleureux. L'océan de ses yeux reflétaient la bienveillance mais aussi la détermination.

- Allez viens Angelina ! Nous avons de petites choses à faire et à se dire avant que je te ramène chez toi.

 

 

 

Texte : Estelle Lahoussine-Trévoux

Illustration : Zaza

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