Tabou de l'illettrisme
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Tabou de l'illettrisme
Tabou (1er Juin 2020)
Je traverse mon décor, comme une ombre
Nous sommes minorité,
Mais toutefois en nombre :
Invisibles, inadaptés,
Une tare, un tabou nous encombre.
.
Mon quotidien n’est que prétextes, faux-fuyants,
Gauches stratégies de contournement,
Subterfuges et fausses excuses.
De lâcheté ou de paresse
Sans me connaître on m’accuse.
Le repli sur soi lié à ma condition
Me range parmi les êtres hors normes.
Asocial pétri de frustrations
Victime de jugement, d’exclusion
De ce « regard des autres »,
Indifférent à la différence,
Qui transperce et cloue au pilori,
Qui, sans savoir ni comprendre,
Catégorise et humilie.
Se saisir d’un stylo
Pour le reposer aussitôt,
Faire mine de gribouiller, rougir et prier
Pour que mon interlocuteur n’ait rien remarqué
De cette gêne, ce malaise qui m’habite
Dès qu’à annoter un document on m’invite.
Arguer de « raideurs du poignet » :
Piètre parade — mais la seule que j’ai.
Je suis un mensonge ambulant,
Un inculte incurable rongé par la honte —
Depuis qu’il est enfant.
Quand je passe la devanture d’une librairie
Partagé entre fascination et allergie,
Je fuis.
Si j’entrais dans une bibliothèque
J’éprouverais la même déférence
Que pour un temple Aztèque —
Et l’impuissance au choix du malvoyant.
Je ne suis pas aveugle, pourtant.
Les lignes s’entortillent
Comme les fils d’un écheveau mal discipliné
Les caractères facétieux s’emmêlent
Étranges ribambelles :
Mon esprit vrille,
Mes bonnes résolutions vacillent.
Les chiffres sont aussi hiéroglyphes indéchiffrables,
Signes dépourvus de sens
Puisque je n’ai pas eu la chance
D’apprendre à décoder
Ce Morse insaisissable.
Jusqu’à mon nom je renonce à signer,
Pour ne pas « faire une croix » sur mon identité.
Je suis comme une absence,
Un chèque en bois malgré tout endossé.
Je vis de confiance accordée comme à crédit,
Sur une parole étranglée par les non-dits.
Dissimulation compulsive en guise de bouclier :
Pour cacher un embarras quasi létal,
Ce « péché originel » qui fait de moi un marginal,
J’accepte l’étiquette de « cas social ».
Fichu destin !
Dignité amputée d’un demi citoyen
Aliéné par ces « bases non maîtrisées »,
Comme une appréciation stigmatisante
En pied de bulletin
Qui sape toute fierté
Et vous consacre « bon à rien ».
Je ne sais ni lire ni écrire, ô aberration !
M’informer relève d’une impossible mission
M’enfermer pour survivre est la seule option.
Condamné à l’immédiat de l’oral
Comme un criminel à la prison.
Il ne me reste, pour sceller tout contrat,
Qu’une poignée de main,
Et en guise de lettre de candidature
Un sourire en coin.
Des « petites classes » je n’ai retenu
Que les brimades en farandoles.
Je n’étais certes pas très assidu,
On m’appelait « le cancre »,
Moquerie qu’on octroie comme une obole.
Le maître se riait de l’encre
Qui souillait jusqu’à mon col.
« Sang d’encre » coulant de blessures d’école.
Je souffre d’un mal méconnu
Qui rend discrets au point d’être taiseux,
Qui cantonne au silence
De pauvres malheureux
Reclus dans l’ignorance.
Je suis un « sans alphabet fixe »,
Je ne sais rien du B-A-BA.
Très rarement prolixe
J’observe et reste coi.
Élève exclu dans les coursives,
Ma main non guidée,
Mon geste égaré,
Handicapé de la cursive,
Je suis resté.
Sophie Cocard hace 2 años
Bravo pour ce magnifique texte qui " prend au coeur ". C'est important de parler encore et encore de ces problèmes mis sous le tapis alors que des solutions existent. Quelle exclusion, quelle injustice au quotidien pour celles et ceux qui souffrent d'illettrisme. Mais pourtant, comme le fait que des SDF dorment encore dehors par ce froid, la lutte contre l'illettrisme n'est pas la priorité ....
Marielle Chamoiseau hace 2 años
Merci à vous, Sophie, pour ce commentaire! J'essaie dans tous mes textes d'avoir une écriture militante et engagée!