L'aventure de l'Encyclopédie
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L'aventure de l'Encyclopédie
Tout commence en Angleterre. En 1728, un nommé Chambers publie la Cyclopedia, dictionnaire en deux volumes compilant des connaissances touchant des matières variées, de la littérature aux sciences physiques et à la théologie. Chambers ne se cache pas de copier ses articles à partir de dictionnaires existant (français, italiens, anglais), mais le concept est nouveau et il remporte un grand succès ! Toujours à l’affût de bonnes affaires commerciales, des éditeurs parisiens s’associent pour en donner une traduction française. Après quelques péripéties, ils contactent Diderot et d’Alembert en 1747.
Une ambition inédite
Très vite, le philosophe et le mathématicien veulent faire bien davantage que traduire. D’ailleurs, comment prétendre faire le tour des connaissances humaines en deux volumes seulement ? Alors que les dictionnaires et ouvrages encyclopédiques étaient jusqu’à présent composés par une seule personne, d’Alembert et Diderot s’entourent d’un grand nombre de contributeurs, autant que possible des savants écrivant dans leur domaine de spécialité. Comme l’expliquera Diderot lui-même dans l’article Encyclopédie, le but poursuivi est de
« rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre, d’en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous. »
Jamais un seul ouvrage n’avait concentré autant d’ambition !
Au travail !
Comme un général ou un chef avec sa brigade de cuisine, Diderot répartit les rôles et les tâches : d’Alembert s’occupe de toute la partie mathématique, Rousseau de la musique, Voltaire de l’histoire et des lettres, etc. En incluant dessinateurs et graveurs, l’équipe compte environ deux cents collaborateurs identifiés. Parmi eux, une figure majeure : le chevalier de Jaucourt. Cet homme issu de la noblesse protestante rédigera rien moins que 17 000 articles de l’Encyclopédie (sur 68 000), en allant jusqu’à vendre sa maison pour payer les copistes de sa poche !
Un combat pour la science
Comment autant de contributeurs ont-ils pu s’accorder pour faire œuvre commune ? A l’heure où les outils numériques du travail collaboratifs sont encore inconnus, la rigueur de l’organisation fait parfois défaut. Diderot peste contre des doublons, et les contradictions entre les articles sont assez nombreuses. Le ton ne répond pas, loin de là, aux impératifs de neutralité de wikipédia. Parfois, par désinvolture, mais aussi parce que cette entreprise est un combat ! Ainsi, pour l’article Heureux, Heureuse, Heureusement, Voltaire explique le terme par un exemple plein de malice : « On a voulu priver le public de ce Dictionnaire utile, heureusement on n’y a pas réussi. »
Les obstacles
Le premier tome paraît en 1751, avec privilège et approbation du roi. Mais en 1752, un arrêt proclame que l’ouvrage tend « à détruire l’autorité royale », et la parution de l’Encyclopédie est désormais soumise à une surveillance étroite. En 1757, Damiens tente d’assassiner Louis XV. Helvetius fait paraître en 1758 son ouvrage matérialiste De l’Esprit. Le pouvoir s’inquiète, et le parti dévot mène campagne. L’année suivante, la publication de l’Encyclopédie est interdite. Le directeur de la censure, Malesherbes, annonce à Diderot qu’on va saisir tous ses papiers. Le philosophe est au désespoir. Mais Malesherbes est un ami des Lumières, et il propose à Diderot de cacher ses manuscrits chez lui, où certes on n’ira pas les chercher !
"un labyrinthe inextricable"
De plus, le projet rencontre également des difficultés dans son développement interne. L’ambition d’ordonner toutes les connaissances humaines devient plus un horizon qu’un objectif, tant la matière paraît infinie :
« Nous avons vu, à mesure que nous travaillions, la matière s’étendre, la nomenclature s’obscurcir, des substances ramenées sous une multitude de noms différents, les instruments, les machines et les manœuvres se multiplier sans mesure, et les détours nombreux d’un labyrinthe inextricable se compliquer de plus en plus. »
La détermination de Diderot
Devant la pression exercée par le pouvoir royal et la difficulté des relations avec les éditeurs, d’Alembert jette l’éponge. De nombreux collaborateurs se retirent. Il faut toute la persévérance et l’héroïsme de Diderot, le dévouement et l’efficacité de son collaborateur le chevalier de Jaucourt, pour que les derniers tomes paraissent en 1765, cette fois-ci imprimés à l’étranger et sans nom d’auteur.
Trahison !
En 1764, alors qu’il se démène pour mener l’œuvre à son terme, Diderot découvre avec stupéfaction que son éditeur Le Breton le trahit, en supprimant sans l’avertir les passages les plus critiques à l’égard des institutions et de la religion. Il en « pleure de rage » et « en perd le boire et le manger », et lui écrit une lettre incendiaire où il défend l’aspect polémique de son œuvre, sacrifié à la prudence et à l’intérêt économique :
« ce qu’on y a recherché et ce qu’on y recherchera, c’est la philosophie ferme et hardie de quelques-uns de vos travailleurs. Vous l’avez châtrée, dépecée, mutilée, mise en lambeaux, sans jugement, sans ménagement et sans goût. Vous nous avez rendus insipides et plats. Vous avez banni de votre livre ce qui en a fait, ce qui en aurait fait encore l’attrait, le piquant, l’intéressant et la nouveauté. Vous en serez châtié par la perte pécuniaire et par le déshonneur. »
Un succès phénoménal
Les derniers volumes de planches paraissent en 1772. Pour Diderot, l’aventure de l’Encyclopédie s’achève dans l’amertume. Il juge la qualité de l’ensemble très inégale, et la trahison de son éditeur achève de le dégoûter. Pourtant, l’Encyclopédie connaît un succès extraordinaire à travers l’Europe.
Métamorphoses et prolifération
Après la première édition française de 17 volumes in quarto (grand format), l’Encyclopédie est retravaillée sous différents formats, et imprimée de nouveau en France, en Suisse, en Italie (à Lucques et à Livourne). De moins en moins onéreuse, elle est vendue en Hollande, en Allemagne, au Danemark, et jusqu’en Russie où Denis Diderot proposera à Catherine II de créer une nouvelle édition en langue russe. L’Encyclopédie répondait à une véritable attente du public, en exposant et en articulant des savoirs qui demeuraient la plupart du temps confidentiels et éloignés les uns des autres.