Humanoïdus
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Humanoïdus
ou la frontière de notre
humanité...
Crédit photo DrSJS - Pixabay
Elle gara sa voiture devant le perron de la prestigieuse résidence, demeure de son enfance, gravit rapidement les marches et pénétra le hall imposant dans lequel l’attendait Richard.
Il approcha à la hâte, attrapa le manteau qu’elle venait de retirer et lui dit brièvement :
- Il est dans sa chambre.
Elle monta quatre à quatre le majestueux escalier, tout de marbre revêtu. Arrivée en haut, elle tourna à droite et courut plus qu’elle ne marcha dans le couloir jusqu’aux appartements de son père. Sans même toquer à la porte, elle entra dans l’antre de Ronald Turner.
Monsieur Turner était un très riche homme d’affaires américain.
Sa famille résidait dans les environs de San Antonio, ancienne grande ville coloniale du centre sud du Texas. Ses parents étaient exploitants agricoles et possédaient une ferme et un cheptel de vaches suffisamment important pour les faire vivre ainsi que leurs trois enfants, deux garçons et une fille.
Ronald Turner, né en 1972, était l’ainé de la fratrie et avait à peine vingt ans dans les années 90. Bien que son père fût persuadé qu’il poursuivrait l’exploitation et en prendrait les rênes au plus vite, le jeune Ronald, surnommé Ron, avait d’autres ambitions.
Ron ne comptait pas rester dans le sud de l’État. Il désirait aller plus au nord, à Dallas. La ville avait connu dans les années 70/80 une expansion économique considérable et un boom immobilier sans précédent. C’est là que Ron souhaitait faire carrière et, malgré les réticences de ses parents, il s’installa à Dallas, trouva rapidement un job, car les agences immobilières pullulaient et recrutaient à tour de bras. Dix ans plus tard, il avait créé son propre cabinet, réussi de fructueux investissements et se tenait à la tête d’un véritable patrimoine.
Il devint de surcroît un atout non négligeable pour les classes aisées des environs qui avaient des demoiselles à marier. Il épousa donc une jeune fille de bonne famille, belle comme un cœur, et fortunée à souhait elle aussi. Il n’en fallait pas plus pour que Ron fût, à l’âge de cinquante ans, l’une des plus grosses fortunes de la région. Nous étions en 2022.
Si l’argent ne fait pas le bonheur, il y contribue cependant.
Ronald travaillait énormément et semblait peu se préoccuper de sa santé. Toutefois, l’homme d’affaires n’avait pas investi que dans l’immobilier ou les stock-options.
En 2001, il avait vu son père succomber à un cancer des intestins, dans d’atroces souffrances. L’homme avait à peine soixante ans. Puis, sa mère déclara un cancer du sein peu de temps après. On leur expliqua que la maladie était sous-jacente depuis des années et que c’était certainement le choc du décès de son mari qui l’avait déclenchée. Malgré les traitements déjà bien performants de l’époque, elle mourut elle aussi quelque temps plus tard.
Ronald décida alors qu’il allait investir dans la recherche technologique et médicale afin de trouver des remèdes… Malheureusement, la médecine n’avançait pas vite dans ce domaine. En parallèle, une technologie innovante commençait à poindre, laissant présager la conception de réponses parallèles sans conteste progressistes et optimistes : la création de nanoprothèses reproduisant fidèlement les organes vitaux de l’être humain. On avait déjà conçu de merveilleuses prothèses pour les membres extérieurs, pour les yeux, les oreilles… Ronald voulait aller plus loin. Il était persuadé que c’était LA solution à tous les cancers. Il suffisait de remplacer l’organe défectueux par un organisme technologique non vivant, réparable à l’envi, et fiable à cent pour cent !
C’est ainsi qu’il créa son laboratoire secret, Humanoïdus, et pendant presque vingt ans, des centaines de chercheurs, venus du monde entier, travaillèrent, dans l’ombre, main dans la main, sur cette ingénierie.
Fin 2022, par un froid matin d’hiver, Ronald fit appeler son médecin. Cela faisait plusieurs semaines qu’il trainait une toux grasse qui refusait de guérir. Ce n’était pas la première fois que Ron était malade et il n’avait pas l’habitude de s’écouter. Mais ce jour-là, après une quinte particulièrement douloureuse, il aperçut une goutte de sang sur son drap blanc.
Le pronostic fut brutal, mais il s’y attendait. Ronald était atteint d’un cancer des poumons et ses heures étaient comptées.
Alors Ronald décida que les recherches avaient suffisamment duré et devait avoir abouties. Il serait le premier homme à qui on grefferait des poumons d’androïde.
L’intervention minutieuse et expérimentale s’avéra être un succès et un an plus tard, Ronald courait à nouveau comme un lapin !
Il développa cette technique sur un plan industriel afin d’en faire profiter ses riches congénères. En effet, le petit peuple n’avait pas les moyens pour l’instant de s’offrir une telle technologie, mais il espérait bien améliorer cette situation également. En attendant, il devint plus prospère encore grâce à cette nouvelle activité.
En 2024, Ronald fit un infarctus et décida de changer son cœur. Ce qu’il fit, à nouveau, avec succès. Entre-temps, de nombreux milliardaires, hommes et femmes, avaient eu l’opportunité de remplacer un foie, des reins, des poumons, des intestins, etc. La liste était longue. Et tous étaient en parfaite santé !
En 2040, Ronald avait subi tellement d’interventions, le cancer s’étant métastasé et développé dans tout son corps, que presque tous ses organes étaient devenus des nanorobots.
Ron avait bientôt quatre-vingts ans, mais il ne souhaitait pas mourir. Ce jour-là, il avait téléphoné à sa fille unique, Sheila, pour qu’elle le rejoignît, car il avait une grave décision à prendre ; la tumeur avait atteint son cerveau et il souffrait atrocement de migraines.
Le verdict des médecins avait été sans appel. Le cancer aurait sous peu envahi les lobes de la parole, de la mobilité, et Ronald deviendrait un légume… mi-robot, mi-humain, mais sans cerveau, incontestable ordinateur de bord, plus rien ne fonctionnerait !
Reprenant son souffle, après cette course dans l’escalier, Sheila entra dans la chambre de son père et referma doucement la porte derrière elle. Elle l'aperçut alors, si pâle et si chétif, dans son grand lit moderne et futuriste, détonnant avec la décoration rustique du reste de la maison.
- Coucou papa, dit-elle, en chuchotant.
- Hello, ma belle, comment vas-tu ? répondit-il en souriant.
- Moi ça va, mais c’est Richard m’a dit que tu souffrais horriblement de tes maux de tête.
- Oui, en Je souffre beaucoup et c’est la raison pour laquelle je t’ai demandé de venir.
- Que puis-je faire pour te soulager papa ? Je ne suis pas médecin, ajouta-t-elle, un triste sourire aux lèvres.
- Non, je sais bien ma chérie. J’ai besoin de tes services de juriste.
Sheila avait fait des études de droit et était devenue une avocate d’affaires réputée dans son domaine. Grâce, entre autres, à la fortune de papa, elle avait ouvert son propre cabinet et s’en sortait plutôt bien.
- Oui, reprit Ronald, je voudrais que tu me dises quelle démarche je peux tenter pour ma prochaine transplantation.
- Quelle greffe, papa ? demanda Sheila, étonnée. Tu as déjà changé tous tes organes vitaux !
- Non, ma fille, pas tous… Il reste ce satané cerveau…
- Oh ! Mais tu ne peux pas remplacer ton cerveau, papa !
- En fait si. Mes collaborateurs du labo m’ont annoncé la nouvelle hier. Ils ont enfin réussi à fabriquer un cerveau grâce à la nanotechnologie. Ils peuvent y implanter une grande partie de mes souvenirs et de mes connaissances et ainsi, je me rappellerai ma vie, ma famille, et je pourrai vivre encore.
À ces mots, Sheila tiqua légèrement :
- Papa, tu sais que si tu changes ce dernier organe vital, tu seras en quelque sorte ...immortel ?
Un silence emplit la pièce. Ronald avait bien conscience de ce que cela signifiait.
Il passerait les frontières de son humanité, deviendrait un androïde à l’apparence humaine… jusqu’à ce que sa propre silhouette externe fasse défaut elle aussi et qu’il faille remplacer ses bras, ses jambes… Jusqu’où pouvait-on accepter d’aller ?
- Papa, reprit Sheila, tu sais que je t’aime énormément et que je ferais tout mon possible pour te soulager, mais là tu m’en demandes trop. Je ne veux pas que mon père devienne un robot ! Qui sait comment ce cerveau de droïdes pourrait évoluer, se métamorphoser ? Prendre le pas sur ton humanité ?
La question était posée. Nous étions arrivés au bout du chemin, à l’horizon d’une nouvelle ère. Bientôt, grâce au travail de Ronald, tout individu pourrait bénéficier de cette technologie novatrice, mais alors…
La planète était endeuillée par tant de souffrances, politiques, sociales, climatiques… Allait-on y ajouter l’immortalité et la surpopulation ?
Depuis plus de cinquante ans, les climatologues du monde entier nous avertissaient des dangers de la surproduction, des gaz à effet de serre, de la pollution, de la déforestation, etc.
En 2020, des scientifiques avaient annoncé que, si l’on continuait sur notre lancée, la température terrestre allait augmenter et les plus alarmistes prévoyaient déjà la fin du monde et l’extinction de la race humaine…
En 2030, contre toute attente, un génie de l’informatique conçut un système permettant de réduire les impacts néfastes sur notre planète, de l’industrialisation à outrance. Son invention stoppa les catastrophes qui n’avaient pas manqué de survenir au cours des dix années passées, mais des dégâts irrémédiables s’étaient produits.
Certaines villes côtières des États-Unis n’existaient plus. San Francisco avait été submergée par l’océan à la suite d’un terrible tsunami provoqué par l’effondrement de la calotte glaciaire Stikine à la frontière entre l’Alaska et la Colombie-Britannique. Elle n’était pas la seule dans ce cas, mais sa disparition sous les eaux avait choqué la population du monde entier.
Notre univers avait bien « morflé » ! Il était temps de trouver une solution.
Dix ans plus tard, grâce à la découverte de ce talentueux ingénieur informatique, la planète Terre était à nouveau sur les rails, plus ou moins. Ronald Turner avait apporté sa pierre à l’édifice en développant une technologie novatrice déterminante pour le destin de l’être humain.
Quel soulagement de ne pas devoir souffrir toute sa vie d’une maladie, d’un handicap ! Quelle simplicité de se dire qu’il suffisait de remplacer un organe naturel défectueux et pouvoir continuer à se projeter dans un avenir devenu, semblait-il, meilleur !
Oui, mais voilà, l’Homme avait de tout temps frôlé les limites de sa conscience.
Que ce fût par appât du gain, pour la puissance ou le pouvoir, l’individu égoïste et égocentrique avait cette faculté de toujours en vouloir plus : plus d’argent, plus de bonheur, plus de sécurité, plus… Quand nous arrêterions-nous ?
Ronald Turner était en chacun de nous. Si nous pouvions soulager ou sauver un parent, un enfant, dans la même situation, nous le ferions. Et il était, en outre, à souhaiter que cette technologie futuriste ne fût pas une utopie et pût un jour améliorer nos vies.
Mais attention, notre cerveau recèle notre histoire et accueille notre esprit. Alors, ne perdons pas notre âme, ne dépassons pas les frontières de l’humain !
Crédit photo Gerd Altmann - Pixabay