Episode 1 -Après l'aube.
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Episode 1 -Après l'aube.
Là où vont les hommes, la guerre les poursuit ; depuis toujours, les armées en marche piétinent tour à tour les peuples et les villes. Les conquêtes se succèdent avec les âges, et les empires se construisent sur les vestiges des cités déchues.
À la 497ème année de l’ère des dragons, l’empire Prohélien partit en campagne contre le royaume de Soletalia. Les soldats prirent d’abord les villages isolés dans les montagnes, pillèrent les ressources et renvoyèrent les vaincus à la capitale pour les faire esclaves. Peu à peu, les Prohéliens progressèrent vers la lande ; ils bâtirent des avant-postes au milieu des forêts, puis des routes assez larges pour les convois de ravitaillement. Grisés par les petites victoires, ils s’imaginaient déjà en remporter de plus grandes, et se pavanaient comme si la guerre était finie. Souvent, on apercevait leurs cavaliers galoper, cape au vent, au bord des plateaux.
Un jour de printemps, le Conseil de Prohélie fit envoyer une escouade en mission de reconnaissance. Trente hommes furent désignés. On décida que la centuria Amélia, commandante de la centurie, les mènerait. Aucune femme, avant elle, n’avait reçu un tel grade : on jugeait son espèce incompétente aux affaires martiales. Or, elle venait d’une grande maison, noble et guerrière, et son père, général des infanteries, dirigeait pour l’empereur des légions de cinquante mille fantassins. On racontait ses exploits à travers l’empire, et tout le monde savait les batailles qu’il avait remporté de Saïa-Nedj jusqu’à Skorol.
La centurie d’Amélia partit dans la nuit. Ils chevauchèrent longuement sur des sentiers isolés. Lorsqu’ils atteignirent le territoire ennemi, l’aube blanchissait doucement. La lumière du jour rendait leurs armures dorées plus brillantes encore ; ils allaient, brandissant épées et étendards, riant, et rêvant sans le dire à la patrie qu’ils venaient de quitter.
Au moment du départ, une émotion à la fois douce et triste de militaire avait entraîné la centuria vers des songes abstraits ; et puisque son pays lui manquait, depuis quelques mois qu’elle se trouvait en montagne, elle cherchait dans cette lande sauvage qu’elle exécrait toutes les petites choses qui lui rappelleraient la terre d’où elle venait. Parfois, elle tendait le bras pour ramasser aux branches des arbres les pommes vertes qui poussaient là, renversait la tête en arrière pour mieux voir le ciel, flattait sa jument par des caresses, se figurait sa gloire future pour se consoler. Dans cent ans, imaginait-elle, on raconterait les victoires d’Amélia, fille du général Dhiban !
Quand le soleil fut haut dans l’horizon, les centurions enjoués commencèrent des chansons tout en mangeant les fruits qu'ils avaient cueillis en route. Tout à coup, Amélia les fit taire en levant une main agacée : devant eux, quelqu’un avançait tranquillement sur un cheval roux.
La centuria plissa les yeux pour mieux voir cette petite silhouette enveloppée de fer. Un homme, son second, murmura dans sa langue, qui n’était pas la langue de Soletalia :
« C’est un enfant ?
– Une toute jeune fille ; elle est armée. Formation ! »
Ses soldats se raidirent aussitôt, s’alignèrent en forme de carré, et les montures prirent un rythme de fanfare, discipliné, oppressant. Les sabots tombaient lourdement sur la terre comme les solerets d’une phalange qui bat le sol de ses pieds, soulevant devant eux des petites volutes de poussière. La première ligne leva les boucliers, et la centuria approcha de cette façon crâne et retentissante qu’aiment prendre les hommes de Prohélie sur un territoire convoité.
Amélia fit alors peser sur la fillette un regard terrible et plein d’éclairs ; un ordre à peine prononcé fusa ; la centurie se figea aussitôt. Malgré sa lourde armure, l’enfant était jeune encore. La pointe de sa lance menaçait subrepticement ; la centuria ne douta pas qu’elle savait combattre. Sa présence lui semblait d’ailleurs une effronterie, une provocation qui touchait à quelque chose de personnel, et la Prohélienne, pensant déjà brandir au bout de son épée le cadavre de Soletalia envahie, dévisageait la chevaleresse avec un air sévère qui semblait demander : « qui songes-tu vaincre ? »
Mais le silence se fit long, et Amélia, embarrassée, souffla de dédain tout en secouant lentement les plumes rouges de son casque et en s’agitant sur le cuir de sa selle avec une souplesse exagérée.
Malgré elle, la Prohélienne se demandait pourtant d’où venait la fillette solitaire. Elle s’interrogeait, formant dans son esprit toutes sortes d’hypothèses et de comparaisons au sujet des choses qu’elle avait pu voir, de celles qu’elle avait pu subir, et de tous les combats qu’elle avait pu remporter. À la contempler, elle songea qu’elle paraissait décidément charmante, sous la visière relevée de son heaume. Elle aimait les jolies boucles qui encadraient son front blanc, et ce plissement mignon que prenait sa bouche rose d’enfant contrariée, et ces gentilles petites mains enfermées dans d’épais gantelets, qui peut-être avaient déjà tué…
La centuria voyait, dans cette chose errante, comme l’expression lointaine de sentiments qui leurs étaient communs à toutes les deux. Des visions d’adversité se répandaient confusément dans sa pensée. Comme elles avaient combattu, ces gentilles mains ! Pouvaient-elles seulement lever une arme ? Tuaient-elles avec miséricorde ou avec cruauté ? Vraiment, ces doigts de petite fille seraient mieux employés au travail de la laine ! Non, c’était une guerrière ; elle voyait la fougue dans son air vaillant de jeune louve. Amélia éprouvait cette vive tendresse que cause la sympathie des épreuves partagées.
Elle sursauta à cette idée ; ses pupilles s’arrondirent, un cri contenu lui souleva le torse. Son père lui avait enseigné que les chefs de guerre ne doivent pas s’encombrer des mollesses de l’esprit. Combien d’autres elle en tuerait, d’ailleurs, de plus faibles et de plus innocents ! D’un geste discret, elle commanda cependant à ses hommes de ranger leurs épées. Elle se répétait, comme pour s’en convaincre, qu’une enfant ne saurait mettre en péril l’Empire indéfectible, qu’il n’était pas nécessaire de l’abattre.
Sa jument, toute parée de colliers d’or, se remit alors en marche. Tout en fixant la chevaleresse, Amélia jeta aux pieds de sa bête une pomme, qui explosa sous ses sabots comme un crâne sous une massue.
Par : Hamilcar.