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10. Clan Destin - Les lignes

10. Clan Destin - Les lignes

Veröffentlicht am 13, Okt., 2024 Aktualisiert am 13, Okt., 2024 Young Adult
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10. Clan Destin - Les lignes

Élias était à quatre pattes dans la hutte, toujours incapable de se mouvoir tant il était drogué. Salween réapparut, l’empoigna, lui cala une main dans le dos pour le forcer à avancer. Élias déambulait comme un zombie. Il chercha Félix ou Zoé du regard, pour leur signaler la disparition de Manon, sans succès.

Salween l’emmena dans la partie interdite de la forêt. Ils progressaient rapidement, même si Élias trébuchait régulièrement.

Une fois arrivé dans une petite clairière, Salween lâcha sa prise. Élias s’effondra. Son cerbère lui retira ses baskets et s’assit contre un arbre en attendant qu’Élias retrouvât entièrement ses esprits. Au bout d’un temps assez long, il lui déclara calmement :

—  Tu es ici à la croisée de deux lignes. L’une d’elles te mènera au village. Je t’y attends.

—  Tu crois vraiment que j’ai envie de te rejoindre ?

—  Je doute que tu ne le fasses pas : tu tiens trop à Manon.

—  Du chantage ? Il ne manquait plus que ça ! Elle n’est plus au village, pourquoi t’obéirais-je ?

  Salween tiqua à cette dernière remarque. Il le regarda, surpris :

—  Qu’est-ce que tu en sais ?

Élias sentit qu’il marquait un point. Il fixait son cerbère perso un petit sourire vainqueur sur la pointe des lèvres. 

—  Alors ? insista Salween, qu’est-ce que tu en sais ?

—  Ton nez se rallonge, émit Élias, sarcastique.

Les villageois ne comprenaient pas le sens littéral d’une expression française ; ils prenaient tous les dires des ados au pied de la lettre. Pour l’heure, quand Salween mit la main sur son nez pour vérifier si son nez se rallongeait, ça fit largement ricaner Élias. Furieux de s’être laissé avoir, Salween tourna les talons et disparut à travers les branches, emportant ses baskets.

Élias s’assit sur la mousse et réfléchit. Il caressa doucement la végétation qui fondait sous ses doigts. Ça le détenditIl fallait retourner au village, le plus vite possible pour prévenir les grands. Il fit le tour de cette trouée en regardant chaque arbre avec attention. Aucune ligne n’y était dessinée. Il se rassit.

Il se remit à effleurer la verdure. Elle était devenue froide, humide. Le jour tombait ; s’il n’arrivait pas à expédier ce stupide exercice, il perdrait une journée. Il se releva, il enfonça ses pieds dans le sol : l’un baignait dans une hypne tiédasse, l’autre dans une autre, glaciale.

« C’est ça, les lignes ! Il y a une ligne chaude et une ligne froide. »

À quatre pattes, tâtonnant le sol dans tous les sens, il traça à l’aide de bois les deux lignes de températures différentes. Une fois qu’elles étaient déterminées, il devait choisir entre la chaude et la froide. Il fit de l’équilibre sur le fil imaginaire dessiné par ces bâtons ; la ligne froide le crispait tandis que l’autre l’apaisait. D’instinct, il opta pour la chaude. On ne bâtit pas un village sur une ligne qui rendrait belliqueux.

Juste éclairé par la lune, tâtant la terre avec son pied, Élias entama l’épreuve. Les deux premiers mètres lui prirent un temps fou. Pour les derniers, il sentit la chaleur envahir son pied sans avoir besoin de le poser. Cependant,  marcher pieds nus dans la forêt avait écorché ses pieds. Le jour allait se lever quand il atteignit enfin les premières habitations. Salween l’attendait assis, calmement adossé au mur de la première hutte. En l’apercevant, il se releva. Élias passa devant lui sans le regarder et il continua sa route vers sa case. Salween accusa le coup et le rejoignit en lui proposant de s’octroyer une pause à l’écart du hameau pour qu’il lui explique certaines choses.

—  D’abord Manon, imposa Élias.

—  Manon est en sécurité. Il est temps que tu comprennes pourquoi vous êtes ici ; suis-moi.

—  Jamais de la vie. Rends-nous Manon.

Salween s’apprêtait à l’obliger à le suivre en lui tordant le bras, comme à son habitude. Élias prévint le mouvement et s’esquiva.

—  Stop Salween. Elle a dit  « pas la force », entendit-il. Laisse-le dormir, tu lui parleras après.

Salween s’arrêta net, tandis qu’Élias avança à grands pas vers sa hutte. Il fut rassuré d’y trouver encore Félix et Zoé. Il réveilla son frère sur-le-champ.

—  Ben je sais, déclara Félix quand Élias lui apprit l’enlèvement de Manon. On nous a prévenus, comme pour toi d’ailleurs.

—  Qui t’a dit quoi ? s’énerva Élias.

—  Salween m’a dit qu’on mettait Manon au repos à l’écart du hameau.

—  Et pour moi, qu’est-ce qu’il t’a dit ?

—  Que tu faisais un exercice d’orientation !

Élias se taisait en essayant de remettre ses idées en place. Il vit en flash quatre scorpions cachés sous une pierre, il sentit la présence de Borhut à quelques mètres d’eux. Il sortit comme une bombe, découvrit Borhut chipotant en dessous d’un des pilotis.

—  Borhut ! cria-t-il, Reprends tes petites bêtes !

En hurlant de la sorte, Élias attira l’attention de plusieurs villageois qui assistèrent à la scène de loin. Félix le rejoignit ; Tamir et Lhassa accoururent tandis que Borhut s’approchait des deux ados. Il pointa Félix du doigt en grinçant entre ses dents :

—  T’es le suivant.

Élias avala sa salive, angoissé. En prononçant cette phrase, il découvrit sur son front l’image de Félix au milieu des flammes. Il se tourna vers Félix, affolé.

Aucune voix ne se fit entendre pour retenir l’agresseur. Seuls le grognement de la panthère et les villageois présents poussèrent Borhut à battre en retraite.

—  T’inquiète ! réagit immédiatement Félix en découvrant la tête d’Élias. J’ai même pas peur !

—  Félix, ce type est véritablement dangereux, murmura Élias.

—  Ho ! On se calme, rétorqua Félix, légèrement autoritaire. Dans un mois, on quitte le clan !

—  Que tu crois ! persifla Borhut en ricanant, avant de disparaître complètement.

Élias était vert. Il perçut Salween qui arrivait en courant de la forêt interdite. Pris par cette même force que quand il lui avait parlé près du bassin pour sauver Chebbi, Élias fixa son frère :

 Il se passe des trucs pas nets. Borhut veut notre mort et Salween s’amuse avec nous.

Félix le dévisagea avec des yeux ronds. Il le désigna lentement du doigt.

Oui, je te parle dans ta tête, devança Élias, comme lors de la noyade de Chebbi. Ils ne voulaient pas que tu le saches. Quand je t’affirme que Salween joue avec nous, cela signifie qu’il fait des expériences sur moi et sur Manon. Manon est leur cible, je te le jure. Moi je ne suis que la blette qui les empêche de tourner en rond. Ça me fout vraiment les jetons ! Salween va se pointer dans quelques secondes ; ne lui dis pas que j’ai communiqué comme ça !

Félix opina tandis que Salween arrivait sur eux.

—  Que s’est-il passé ? demanda Salween.

—  Où est Manon ? répliqua Élias.

—  Que faisait Borhut ici ?

—  D’abord Manon.

Devant le mutisme des frères, Salween se dirigea vers les quelques personnes réveillées. Il revint vers la hutte, observa les pilotis. Sans le vouloir, Élias lui envoya :

—  Pilotis nord-ouest, en dessous de la pierre.

Salween obéit, découvrit quatre scorpions qui tournaient en rond, énervés d’être dérangés. Il dévisagea Élias et l’interrogea :

—  Comment le savais-tu ?

Élias ne répondit pas. Zoé sortit de la case, la tête encore tout ensommeillée. Elle fit le tour des têtes, aperçut la mine assez pâlotte des deux garçons.

—  Qu’est-ce qui se passe ?

Félix était incapable de lui répondre et Élias fixait Salween, les épaules tombantes, le regard vide, froid. Salween prit les rênes de l’opération et les envoya petit-déjeuner. Les aînés obtempérèrent tandis qu’Élias se dirigeait vers sa hutte. Salween le retint par le bras : 

—  Le réfectoire, c’est par là, lui dit-il.

—  J’ai plus le droit de dormir ? grinça Élias en se dégageant. Je te rappelle que je viens de passer une nuit blanche.

Salween le lâcha et Élias rejoignit son hamac. Il dormit pendant plusieurs heures. Il ne se réveilla qu’au milieu de l’après-midi. En quittant sa hutte, il découvrit quelques femmes en grande conversation, juste devant leur hutte. Elles s’interrompirent en le voyant. Élias se maudit de s’être montré si rapidement ; peut-être en aurait-il appris davantage. Il les salua vaguement et se dirigea vers le bassin. L'une d'elles, Varanasi courut derrière lui en lui proposant d’aller manger. Élias déclina l’invitation ; il devait absolument parler à son frère. Elle écarta les sourcils, légèrement surprise. Élias vit sur son front Félix qui partait avec Tessaoud et Chebbi. Il en eut le ventre noué et il se précipita à la cascade, espérant se tromper.

Les quelques enfants qui s’y étaient baignés remontaient déjà quand Élias arriva. Il leur demanda à tout hasard s’ils avaient vu Félix ou Zoé. Les gamins nièrent ensemble. Il se rendit alors chez Bégawan. De loin, il aperçut Salween en pleine discussion avec elle. Il s’immobilisa sur la route, voulant capter ce que Salween lui aurait caché.

—  Grâce à Borhut, expliquait-il, on n’a eu aucun mal à leur faire comprendre l’importance de les éloigner.

—  Bien, répliqua Bégawan. Et Élias ?

—  Il dort. Il n’est pas encore au courant.

—  Salween, le sermonna-t-elle doucement, sais-tu où tu vas ?

—  On est tous les trois d’accord pour dire qu’il est primordial qu’il soit isolé de ses compagnons.

—  J’espère pour vous que vous avez raison ; qu’a-t-elle dit à ce sujet ?

—  Elle n’est pas au courant. Mais c’est elle qui a décidé ce qu’on devait faire des trois autres.

Elle ? se demanda Élias. Qui est cette femme dont il parle ? Le Kadga serait-il une femme ?

—  Élias ! cria Kahad, un enfant du village, du bout de la rue. Je sais où est Félix !

Bégawan et Salween se retournèrent en même temps et découvrirent Élias qui virait vers le petit garçon.

—  Ah bon, où ça ? lui demanda Élias, avec entrain.

—  Aux moutons !

—  Merci ; tu te renseignes pour Manon et Zoé ?

—  D’accord !

Le gamin repartit vers le hameau en courant. Élias se dirigea plus calmement vers Salween et Bégawan. 

—  Ça va mieux ? l’entreprit doucement Salween.

—  Où sont les autres ? demanda Élias.

—  Nous les avons mis à l’abri, nous avons peur que Borhut récidive. Traditionnellement, c’est le moment pour toutes les jeunes filles du clan d’aller chercher des brins d’osier pour l’hiver. Ça tombe bien, Zoé les accompagne. Quant à Félix, il gardera les moutons pendant plusieurs jours.

—  Élias ! hurla Kahad de l’autre côté de la haie. Zoé ramasse des tiges pour la vannerie. Mais personne ne sait où est Manon !

—  Merci Kahad ! lui répliqua Élias. Bégawan, où est Manon ?

—  Manon était plus en danger que les autres, répondit calmement Bégawan, nous l’avons cachée dans la forêt.

—  N’importe quoi ! Tu nous as quittés assez précipitamment parce que Manon avait dit qu’elle avait capté des images que la panthère lui envoyait. Qu’attendez-vous d’elle ? Pourquoi aviez-vous, tous les deux, une telle frousse qu’elle m’explique ce qu’elle a vu ?

—  On n’a pas peur de ce que te dirait Manon, répondit Salween, ce n’étaient que des images captées dans un délire ; je passais là par hasard et nous devions la protéger.

—  C’est quoi le plat suivant ?

—  Comment ça «le plat suivant » ?

—  Tu ne me racontes que des salades, alors je te demande ce que sera le dessert. Tu mens comme une hyène !

Salween respirait bruyamment. Bégawan se tenait plus en retrait. Elle lui souffla :

—  De grâce, garde ton sang-froid. Propose-lui de quoi manger et allez discuter de tout ça sereinement sous le saule. Tant qu’il est en colère, tu n’arriveras pas à le raisonner.

—  Élias, on va en parler calmement. Ma mère va te donner à manger et...

—  Ta mère ? C’est ta mère ? réalisa Élias hébété, en désignant Bégawan.

Il ajouta en les regardant tour à tour :

—  Mais dans quel jeu vous nous faites jouer ?... Vous me prenez vraiment pour un tapir !

—  Élias, je vais t’expliquer… commença Bégawan

—  Stop ! le coupa l’ado en écartant les mains. Non merci, je préfère les salades du potager, elles sont moins vénéneuses.

Sans attendre son reste, Élias rejoignit le potager collectif. Prostré au milieu du champ, il essayait de remettre ses idées en place, d’élaborer un plan ; puisqu’on l’isolait au village, il ne pouvait compter que sur lui-même. La terre tournait autour de lui dans un tourbillon qu’il ne pouvait stopper. Il allait tomber dans les pommes, il avait très faim. Depuis le début de la maladie de Manon, il n’avait grignoté que quelques fruits secs et bu beaucoup d’eau. Il se coucha dans l’humus fraîchement remué et tenta de retrouver ses esprits. Une drôle d’impression l’envahit tout entier. Il se sentait tout à coup protégé par cette masse brune qu’était la terre. Il avait chaud, il était bien. Il lui sembla se confondre avec elle. Il entra en harmonie avec l’attraction terrestre. Il sourit pour la première fois depuis longtemps. 

Au fond, se dit-il, ce n’est pas la terre qui tourne autour de moi, c’est moi qui tourne avec elle.

Il sortit brutalement de cet état en percevant Salween à proximité du champ. Celui-ci hésita à l’interrompre. Il s’assit à l’ombre d’un arbre, sur le bord du terrain. Élias sentit que Salween essayait de lire ce qu’il avait dans la tête. Le jeune se mit au travail en remplissant des paniers de légumes. Pour que son cerbère ne puisse rien entendre, il entama mentalement une stupide chanson :

  «Les ânes aiment les carottes

Les carottes n’aiment pas les ânes

Hi-han hi-han, c’est idiot, mais c’est marrant ! ».

Salween fulminait. Élias chanta de plus belle. Salween se dirigea vers lui d’un pas furibond. Il barra la route à l’ado qui portait un panier plein. Salween reprit son souffle et ordonna le plus calmement possible :

—  Viens manger. On prendra le temps de parler sereinement.

—  J’ai assez de salades dans les mains ! lui rétorqua Élias, en bifurquant.

—  Tu n’as pas le droit de manger ces légumes-ci, répliqua Salween en l’attrapant par le bras. Laisse-moi t’expliquer certaines choses.

—  Tiens, lui lança Élias en laissant tomber le cageot dans les bras de Salween, voici de quoi alimenter tes propos !

—  Ce n’est pas mon travail, s’écria Salween en lâchant la caisse rageusement.

—  C’est quoi, ton boulot pour trouver que ramasser des légumes est un job de subalterne ? T’as même pas besoin de me donner la réponse : tu es le Kadga, le grand sorcier. C’est pour ça que tu ne voulais pas que j’entende le nom que Manon allait prononcer !

—  On ne doit pas connaître le visage du Kadga. Voilà pourquoi il ne fallait pas que tu le saches !

—  Bravo ! s’exclama Élias. Tu avoues déjà une chose : les images de Manon ne sont pas un simple délire fiévreux ! C’est si dur, la vérité ?

Salween se tut, serra les mâchoires.  Ils se toisèrent un long moment, yeux dans les yeux. Élias reprit la parole très froidement :

—  Vous avez isolé Manon pour autre chose que celle qu’elle ne révèle pas au clan qui est Kadga. Qu’allez-vous faire d’elle ?

—  Rien de mal, répondit Salween en balayant l’air d’une main pressée. Viens avec moi si tu veux comprendre.

Élias vit s’imprimer sur le front de Salween le médaillon de l’aigle. Il fut tenté de le suivre mais l’image suivante l’en dissuada : le médaillon de l’aigle disparaissait pour faire place à des éléments d’une histoire pas encore ébauchée. Salween était en train d’élaborer un ixième mensonge. 

—  Tu te fous largement de moi. Ça ne sert à rien de prévoir le bobard suivant, je ne t’écouterai pas. Maintenant, laisse-moi travailler. J’ai des jours et des jours à rattraper.

—  Si tu ne quittes pas ce champ immédiatement, tu y passeras la nuit !

—  Avec plaisir !

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