Une relation asymétrique
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Une relation asymétrique
Il est important de savoir sortir du stéréotype du bon samaritain et de pouvoir critiquer (constructivement) le mouvement humanitaire en général.
On peut notamment interroger son bien-fondé, la légitimité de ses actions, sa descendance cachée de l'ère colonisatrice ou missionnaire, qui derrière une démarche basée sur la compassion et l'entraide entretient toujours une position de dominant et de dominé, un aidant et un aidé, l'un détenteur du savoir et l'autre qui a besoin d'être éduqué. Il serait illusoire de croire que ce rapport de domination économique entre pays développés et pays en voie développement disparaisse dans l'action humanitaire, même si son but est précisément de proposer une alternative à cette domination en tentant d'en réduire les profondes inégalités.
Le paradigme du développement prédomine dans nos sociétés occidentales, avec l'idée que l'on doit toujours progresser vers un mieux, où la croissance est érigée en principe sacré de survie des sociétés, et que sur cet immense hippodrome où tout le monde engage ses chevaux, certains pays sont en tête tandis que d'autres sont à la traîne, selon un processus d'évolution unique et universel.
Face au malaise que les écarts de richesse et de développement suscite, l'interventionnisme est souvent plébiscité comme remède. Le monde de l'humanitaire n'échappe pas à cette vision, et que l'on soit dans le domaine de la santé, du développement, de l'éducation, de l'agriculture, du watsan (eau et assainissement), ou de tout autre programme d'entraide, il y a toujours un savant et un apprenant, un riche et un pauvre, un qui sait faire et un qui n'arrive pas à s'en sortir tout seul... et qui a besoin d'être aidé, selon une conception parfois très orientée de ses manques et de ses besoins.
La critique de cet état de fait doit-elle remettre en cause l'action humanitaire dans son ensemble, et dans sa légitimité à agir ? Ces considérations ont beaucoup questionné le monde humanitaire, sansfrontièriste ou de la solidarité internationale depuis son avènement, l'obligeant à redéfinir son vocabulaire, ses principes et ses méthodes d'intervention, à la lumière de ses succès et de ses échecs. Mais le paradigme du développement perdure toujours dans les esprits, de manière plus ou moins renouvelée.
La relation entretenue est et reste une relation asymétrique. Ici, nous sommes des expatriés quand les Africains en France sont appelés des immigrés. Nous ne sommes ici que ponctuellement, pour eux c'est leur terre et leur lieu de vie. Nous sommes des volontaires d'une ONG, quand ils sont avant tout des salariés d'une entreprise privée. Nous sommes tous des diplômés d'un certain degré dans un endroit où peu de gens ont pu suivre des études supérieures. Même si nous renonçons à une certaine part de notre confort, nous comptons parmi les rares privilégiés bénéficiant de l'eau courante, de l'électricité et d'internet. Nous nous déplaçons dans des 4X4 alors que la quasi totalité de la population possède au mieux une petite moto. Nous arrivons avec de gros moyens et de grosses sommes d'argent quand eux peinent à trouver de quoi vivre au quotidien. Nous mettons à la tête des postes clés des expatriés, parfois jeunes et novices, qui coordonnent des équipes expérimentées travaillant là depuis de nombreuses années, et qui connaissent bien mieux qu'eux le projet, le terrain, et ses enjeux. Ici, nous sommes des Nasaras (des Blancs), avec tout le regard, les mythes et les préjugés qui nous sont attribués... et réciproquement.
Chaque élément trouve sa justification. De la qualité de nos équipements et du confort des équipes dépend la réussite du projet. De la qualité de nos infrastructures et de notre matériel dépend la sécurité de la mission. La présence d'expatriés à des postes clés assure l'impartialité et la bonne conduite du projet, en les protégeant des pressions clanique, communautaire, ethnique ou politique auxquels ils pourraient être soumis. Parallèlement, en compensation, MSF favorise l'expatriation de ses meilleurs éléments nationaux, où elle leur confie alors des postes clés. Ainsi, nos responsables du projet sont ivoirien, malien, burkinabé, américain et français.
Il ne s'agit pas de critiquer pour décrédibiliser quand tout n'est pas parfait, comme nous savons si bien le faire, nous les Français. Mais dans le contexte de notre action, il s'agit de bien reconnaître que cette relation est et restera asymétrique, que nous ne partageons pas le projet dans les mêmes circonstances et selon les mêmes perspectives, que le rapport de force est d'emblée déséquilibré, et que tout cela soulève de nombreuses interprétations, des perceptions différentes, des aspirations divergentes, des divergences au sein même de l'équipe comme au niveau local ou régional, avec lesquelles ils faut apprendre à composer.
Ceci ne remet pas en cause fondamentalement la légitimité de notre intervention, et je crois que le projet de Moïssala est un très beau projet, sur lequel les enjeux de tous les acteurs sont convergents, ce qui facilite grandement le cadre des négociations. Mais cela doit néanmoins nous obliger en permanence à questionner notre positionnement, le bien fondé de nos actions, leur mise en place et leur déroulement, ainsi que ses nombreuses conséquences annexes ; et à dialoguer en permanence avec nos interlocuteurs afin que notre démarche soit une vraie démarche partagée, et non l'implantation missionnaire de notre conception de comment ce pays devrait se développer.