

La fin d’un monde : l’Occident face à lui-même
Auf Panodyssey kannst du bis zu 10 Veröffentlichungen im Monat lesen ohne dich anmelden zu müssen. Viel Spaß mit 9 articles beim Entdecken.
Um unbegrenzten Zugang zu bekommen, logge dich ein oder erstelle kostenlos ein Konto über den Link unten.
Einloggen
La fin d’un monde : l’Occident face à lui-même
Introduction
Depuis cinq siècles, l’Occident domine le monde. Cette domination, d’abord coloniale puis financière, s’est imposée comme une évidence historique, un destin presque naturel qui a façonné les règles du commerce, de la guerre et même de la pensée. Des grandes expéditions maritimes du XVe siècle aux accords de Bretton Woods en 1944, en passant par la révolution industrielle, l’Occident a bâti une hégémonie fondée sur la puissance militaire, l’innovation technologique, la maîtrise des flux financiers et l’imposition d’un récit universel : celui du progrès. Mais à l’orée du XXIe siècle, cette domination semble s’effriter, remplacée par une dynamique multipolaire où de nouveaux acteurs imposent leurs règles et leurs récits. Ce que nous vivons aujourd’hui n’est pas une simple crise conjoncturelle ni une réorganisation passagère : c’est un basculement civilisationnel, une transition d’ordre mondial qui redistribue le centre de gravité de la planète.
Ce basculement se manifeste d’abord par la fin de l’illusion universaliste. L’Occident n’est plus majoritaire, ni démographiquement ni économiquement. L’Europe, autrefois centre du monde, ne représente plus qu’environ 6 % de la population mondiale. Les États-Unis, longtemps porteurs d’une puissance financière et militaire inégalée, sont désormais contestés dans leur rôle de garant ultime de la stabilité. La montée en puissance du Sud Global, articulée autour des BRICS élargis, marque une rupture : l’Occident n’est plus le seul à fixer les règles, il doit désormais composer avec d’autres pôles de puissance qui contestent sa légitimité.
Cette mutation est aussi monétaire. Le dollar, pilier de l’ordre mondial depuis 1944, vacille. L’arme à double tranchant du dollar qui a permis aux États-Unis de financer indéfiniment leur dette publique en l’imposant comme monnaie de réserve internationale, devient un fardeau. L’usage du billet vert est progressivement contourné par des accords bilatéraux en monnaies locales, par la montée en puissance du yuan et par des initiatives comme les nouvelles institutions financières des BRICS. La dédollarisation n’est plus une menace lointaine : c’est un processus en cours, accéléré par les erreurs stratégiques américaines et par le ressentiment croissant du reste du monde contre l’hégémonie financière de Washington.
Sur le plan géopolitique, l’Occident est désormais pris en tenaille. La guerre en Ukraine, déclenchée par la Russie en 2022, a plongé l’Europe dans un conflit d’usure qui consume ses ressources militaires et financières. Au Moyen-Orient, l’attaque du Hamas contre Israël a ouvert un front durable qui mobilise les forces américaines et détourne leur attention. La Chine, quant à elle, s’est réarmée méthodiquement depuis 2012 pour se préparer à l’affrontement direct avec les États-Unis. Pékin a désormais la capacité de défier militairement Washington dans le Pacifique, tout en s’alliant stratégiquement à la Russie et à la Corée du Nord. Cette coalition, mise en scène lors du gigantesque défilé militaire de 2025 à Pékin, illustre la recomposition des équilibres mondiaux. Les États-Unis ne peuvent soutenir simultanément l’Ukraine, Israël et un conflit potentiel avec la Chine. L’Occident, réduit à son noyau – États-Unis, Europe, Australie – se trouve menacé d’épuisement. Si l’un de ces piliers venait à fléchir, c’est toute la civilisation occidentale qui basculerait.
À ces contraintes extérieures s’ajoute une fragilité interne. Les économies européennes, déjà affaiblies par la crise de 2008 et la pandémie de Covid-19, s’enfoncent dans une spirale d’endettement et de dégradation sociale. La France affiche une dette publique dépassant les 113 % du PIB, l’Italie reste prisonnière d’un endettement chronique, l’Allemagne voit ses classes moyennes fragilisées et son modèle exportateur contesté, tandis que le Danemark prévoit de repousser l’âge légal de départ à la retraite à 70 ans à partir de 2040. Dans toute l’Europe, les gouvernements s’acharnent à maintenir une politique de l’offre : subventions, exonérations, aides massives aux entreprises financées par la dette publique. Mais ces dispositifs créent surtout de l’emploi précaire et alimentent la concentration des richesses : les dividendes explosent, tandis que les acquis sociaux reculent. Cette dynamique affaiblit la capacité de l’Occident à soutenir à la fois son modèle économique hérité du XXe siècle et un effort militaire prolongé.
Le malaise occidental ne se réduit pas à l’économie et à la guerre. Il est aussi idéologique et culturel. Les valeurs qui ont constitué l’identité de l’Occident – démocratie libérale, droits de l’homme, universalité du progrès – sont contestées de l’intérieur. Les populismes prospèrent, soutenus par des réseaux sa ftransnationaux comme l’Atlas Network, qui diffusent un conservatisme agressif et une remise en cause des consensus libéraux. Plus récemment, la National Conservatism Conference (NatCon) est devenue le laboratoire d’une droite doctrinale qui revendique une révolution intellectuelle et morale : retour à la Bible comme référence civilisationnelle, dénonciation des élites technologiques, valorisation de la nation comme cadre ultime. Ce mouvement, loin de se limiter aux États-Unis, trouve des échos en Europe centrale et orientale, et alimente une contre-offensive idéologique face à l’universalité occidentale.
Ainsi, le basculement civilisationnel actuel est multidimensionnel. Il combine :
- Un affaiblissement structurel de l’Occident, économiquement et socialement exsangue;
- Une contestation militaire par des puissances réarmées et coordonnées ;
- Une remise en cause monétaire avec la dédollarisation ;
- Une offensive idéologique qui oppose aux idéaux universalistes des récits civilisationnels alternatifs.
Cet article entend explorer ces dynamiques dans leur ensemble. Nous analyserons d’abord l’héritage et les fragilités de la domination occidentale, avant de détailler les facteurs économiques et monétaires qui minent l’ordre établi. Nous examinerons ensuite les fractures géopolitiques, le rôle du Sud global et l’offensive idéologique qui recompose les imaginaires politiques. Enfin, nous envisagerons plusieurs scénarios possibles : une multipolarité instable, une multipolarité régulée, ou un effondrement partiel de l’Occident. L’objectif n’est pas de prophétiser mais de rendre intelligible un processus historique en cours : la fin de l’ordre mondial occidental et l’émergence d’un monde où l’Occident devra apprendre à n’être qu’un pôle parmi d’autres
Héritage et fragilités de la domination occidentale
L’Occident a bâti son hégémonie sur une succession de ruptures historiques qui lui ont permis de dominer la planète pendant plus de cinq siècles. La première fut l’ère des grandes découvertes, initiée au XVe siècle par le Portugal et l’Espagne, bientôt relayés par la France, les Provinces-Unies et l’Angleterre. La maîtrise de la navigation, des armes à feu et du capital marchand permit aux puissances européennes d’établir un réseau colonial mondial. Cette expansion ne fut pas seulement économique : elle imposa un modèle culturel, politique et religieux, un récit d’universalité qui plaçait l’Europe au centre de l’histoire du monde.
La seconde rupture fut la révolution industrielle, qui transforma radicalement l’équilibre des puissances. L’Angleterre, puis la France, l’Allemagne et plus tard les États-Unis, imposèrent un mode de production et une organisation sociale qui donnaient à l’Occident un avantage technologique décisif. L’acier, le charbon, la vapeur, puis l’électricité et le pétrole consolidèrent une suprématie matérielle qui permit aux empires coloniaux d’atteindre leur apogée au XIXe siècle. Les guerres mondiales du XXe siècle, si elles affaiblirent l’Europe, transférèrent cette centralité à l’Amérique, qui sut organiser un ordre mondial à son avantage.
En 1944, les accords de Bretton Woods posèrent les bases d’une architecture financière centrée sur le dollar. Washington offrit au monde un système monétaire stable, adossé à sa puissance économique et militaire, tandis que l’Europe reconstruite devenait le partenaire junior d’un bloc occidental soudé par l’OTAN. Ce modèle associait croissance économique, démocratie libérale et État-providence, donnant naissance à ce que l’on a appelé les “Trente Glorieuses” en Europe et l’“American way of life” aux États-Unis. La prospérité matérielle, adossée à une idéologie du progrès, conférait à l’Occident une légitimité planétaire.
Pourtant, dès la fin du XXe siècle, les signes de fragilité se multiplièrent. Le vieillissement démographique, la désindustrialisation, l’accumulation des dettes publiques et la financiarisation excessive commencèrent à miner les bases de la prospérité. L’Occident restait puissant, mais sa domination n’était plus incontestée. Les pays émergents, en particulier la Chine et l’Inde, accédaient au statut de grandes puissances industrielles et commerciales. La promesse d’un monde “à l’occidentale” semblait s’éloigner, remplacée par des trajectoires de développement autonomes.
Un Occident devenu minoritaire
Sur le plan démographique, l’Occident est aujourd’hui marginal. L’Européenne représente environ 600 millions d’habitants, dont certains sont même à propension « alternative », comme la Hongrie de Viktor Orban, pro-russe, qui compromet l’unité au sein de l’Union européenne. Les États-Unis 330 millions, l’Australie à peine 26 millions. Ensemble, ce bloc ne pèse qu’à peine plus que 10 % de la population mondiale. À l’inverse, le « Sud Global » (terme très générique purement figuratif, difficile de considérer l’Australie comme un pays du Nord et la Corée du Nord, la Chine ou la Russie comme des pays du Sud) concentre désormais plus de 80 % des habitants de la planète, avec des sociétés jeunes et dynamiques. Cette inversion démographique est lourde de conséquences : elle implique un rééquilibrage des flux économiques, des imaginaires culturels et des priorités géopolitiques. L’Occident n’est plus le centre, il devient un pôle parmi d’autres.
Fragmentation politique et montée des populismes
À cette marginalité s’ajoute une crise politique interne. Depuis deux décennies, les sociétés occidentales connaissent une montée des populismes, de droite comme de gauche, qui remettent en cause les fondements mêmes de l’intégration internationale. L’Atlas Network, réseau de think tanks et de fondations ultralibérales, a contribué à diffuser un discours conservateur, hostile à l’État social et favorable à des réformes radicales inspirées par les logiques de marché. Cette influence a nourri la poussée des droites radicales en Europe et en Amérique latine, ainsi que le trumpisme aux États-Unis. Mais ce populisme n’est pas seulement économique : il est identitaire. En Europe, la question migratoire a été instrumentalisée pour mobiliser des électorats inquiets du changement culturel et démographique. Aux États-Unis, le slogan “Make America Great Again” a cristallisé une nostalgie d’un passé idéalisé, en rupture avec l’idée même de progrès universel. Cette fragmentation politique affaiblit la capacité de l’Occident à agir comme un bloc uni, et accentue les tensions internes au sein de ses démocraties.
L’érosion des valeurs universalistes
Au-delà de la politique, c’est le récit occidental lui-même qui se fissure. Les valeurs de démocratie libérale, de droits de l’homme et de progrès social, longtemps présentées comme universelles, apparaissent désormais relatives. Les interventions militaires en Irak ou en Afghanistan, justifiées au nom de la démocratie, ont discrédité ce discours. Les inégalités croissantes, la montée du racisme et des discriminations dans les sociétés occidentales sapent la crédibilité de ce modèle. Dans de nombreux pays du Sud, l’Occident est perçu non comme le porteur d’un idéal, mais comme un empire en déclin, arc-bouté sur ses privilèges et incapable de résoudre ses propres contradictions. Face à un nouveau bloc constitué essentiellement de monarchies absolues (comme l’Arabie), dictatures (telles que la Corée du Nord ou la Russie), des démocraties plus ou moins illibérales (comme le Brésil ou l’Inde) ou même franchement totalitaires (la Chine) où la notion même de contradiction tient plus de la vue de l’esprit qu’une réalité à même d’influer sur une trajectoire.
Donald Trump, catalyseur du délitement occidental
L’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche a amplifié ces fragilités. En rupture avec la tradition diplomatique américaine, il a multiplié les conflits avec les alliés historiques : tensions avec le Mexique, le Brésil, l’Inde et l’Europe, mépris des institutions multilatérales, repli sur une vision strictement nationale. Cette stratégie a eu pour effet d’affaiblir la position mondiale du dollar, de distendre les liens transatlantiques et de donner l’image d’une Amérique instable et imprévisible.
Trump n’a pas créé le déclin occidental, mais il l’a rendu visible et palpable. Son discours accusant le monde d’“exploiter les États-Unis” a révélé une Amérique obsédée par son statut et incapable d’assumer le coût de son hégémonie. Ce repli a éloigné les États-Unis des valeurs occidentales de progrès civilisationnel, les rapprochant d’un nationalisme archaïque qui fragilise encore davantage le bloc occidental. Ainsi, l’héritage occidental, fait de puissance militaire, de domination économique et d’universalité idéologique, se retourne aujourd’hui contre lui. Ce qui avait constitué les bases de sa légitimité mondiale – prospérité, démocratie, progrès – apparaît désormais comme une façade fissurée. L’Occident reste riche, puissant, doté de technologies de pointe et d’armées redoutables. Mais son socle se fragilise : démographie déclinante, divisions politiques, perte de crédibilité morale, incapacité à maintenir une unité stratégique. Ces fissures, exploitées par les puissances émergentes, préparent le terrain au basculement civilisationnel que nous vivons.
L’arme à double tranchant du dollar et l’épuisement socio-fiscal des économies occidentales
Le dollar est au cœur de l’ordre mondial depuis près de quatre-vingts ans. Sa domination remonte aux accords de Bretton Woods en 1944, qui l’ont institué comme monnaie de réserve internationale, adossée à l’or et garantie par la puissance économique et militaire des États-Unis. Même après la rupture du lien dollar-or en 1971 par Richard Nixon, le billet vert est resté la monnaie d’ancrage du système financier international. Pétrole, matières premières, échanges commerciaux : tout passait par le dollar. Ce privilège exorbitant a permis à Washington de financer son déficit et sa dette publique à des conditions inégalées, en transférant le coût de son hégémonie au reste du monde.
Mais ce privilège est aussi une vulnérabilité. Les États-Unis ont utilisé le dollar comme une arme géopolitique, sanctionnant les pays adversaires, gelant leurs avoirs et contrôlant les flux bancaires via le réseau SWIFT. Cette instrumentalisation, efficace à court terme, a poussé de nombreux pays à chercher des alternatives. La Russie, frappée par les sanctions occidentales après l’invasion de l’Ukraine, a multiplié ses échanges en yuan et en rouble. La Chine encourage ses partenaires à commercer en monnaie locale. Les BRICS ont mis en place des mécanismes financiers pour contourner le dollar, et discutent même d’une monnaie commune pour les transactions internationales. J’avais déjà écrit en 2015 un article avertissant que le monde venait de changer et que personne n’en prenait conscience.
Donald Trump a accéléré cette dynamique. Sa stratégie protectionniste et conflictuelle a sapé la confiance des alliés et fragilisé le statut du billet vert. En cherchant à “sauver l’économie américaine” par le repli, il a au contraire affaibli la position mondiale du dollar. Le monde s’habitue à un paysage multipolaire où le billet vert n’est plus incontournable. La dédollarisation progresse lentement mais sûrement, ouvrant une ère où le financement de l’économie américaine devient plus complexe. Pour un pays surendetté – la dette publique dépasse 34 000 milliards de dollars – cette fragilité est lourde de conséquences.
L’Europe dans l’étau de la dette
Si le dollar vacille, l’Europe n’est pas mieux lotie. Les économies du Vieux Continent, déjà fragilisées par les chocs successifs (crise de 2008, pandémie de Covid-19, guerre en Ukraine, crise énergétique), se retrouvent confrontées à une spirale d’endettement et à un affaiblissement social sans précédent.
La France illustre cette dérive. Sa dette publique dépasse les 113 % du PIB et devrait continuer à croître dans les prochaines années. En septembre 2025, l’agence Fitch a abaissé la note souveraine du pays à A+, évoquant la dégradation continue des finances publiques et l’instabilité politique. Le gouvernement, incapable de réduire significativement son déficit, s’appuie sur une politique de l’offre financée par la dette : baisses d’impôts sur la production, subventions massives aux entreprises, exonérations de charges. Mais ces mesures, censées stimuler l’emploi, produisent surtout des postes précaires et renforcent la concentration des richesses. Les dividendes versés par les grandes entreprises atteignent des records, tandis que les services publics se dégradent et que les inégalités s’accroissent.
L’Italie connaît une situation similaire. Sa dette publique, supérieure à 140 % du PIB, reste insoutenable malgré des efforts budgétaires. La croissance est molle, les réformes structurelles se heurtent à une opposition sociale forte et l’investissement productif demeure insuffisant. Le pays vit sous la surveillance constante de la Commission européenne et du FMI, contraint d’ajuster ses dépenses pour éviter une crise de financement.
L’Allemagne, longtemps considérée comme le moteur de l’Europe, bien qu’économiquement instable et ayant eu besoin de soutien tout au long du 20e siècle et même au 21e avec le Plan Schrôder, patine. Au cours du 20e siècle, l’Allemagne a bénéficié de divers passe-droits pour la préserver et maintenir ainsi la paix et la stabilité en Europe : plusieurs haircuts sur sa dette de guerre, dont l’annulation de celle de la Grèce, qui en accuse encore aujourd’hui partiellement les conséquences. Le Traité de l’Elysée en 1967, consacrant le partenariat franco-allemand, visant à asseoir l’amitié et la solidarité dans la modernisation des économies.
Puis, au moment de la Réunification, avec l’introduction de l’Euro, un avantage de 2/10 sur la parité euro/mark afin que tous les Etats membres de la Zone Euro participent au financement de la Réunification, dont le coût mirobolant envisagé avoisinait les 2000 milliards de marks, ce qui aurait potentiellement entraîné une nouvelle faillite de l’Allemagne. En 2001 le Plan Schröder prévoyait une relance économique par une baisse des importations de 1 % et une hausse des exportations de 1 %, la France ayant assumé 80 % des deux. Finalement par les pays de la Zone euro malgré eux, l’Allemagne s’opposant à toute émission monétaire par crainte épidermique du spectre de Weimar et son inflation délirante, ce qui lui permet de conserver un euro fort favorable à son industrie en perpétuant le plus longtemps possible son avantage de 2/10 obtenu en 1992.
Malgré toute sa puissance industrielle, rattrapée par ses démons, ses fragilités sociales explosent. En 2024, 6,5 % des travailleurs étaient classés comme pauvres selon l’office statistique Destatis, et les inégalités s’accroissent malgré un marché du travail encore robuste. Le modèle exportateur, fondé sur la compétitivité industrielle et la demande chinoise, est menacé par la relocalisation et la montée du protectionnisme mondial. L’Allemagne découvre qu’elle n’est pas immunisée contre le déclin social qui frappe le reste du continent.
Même les pays nordiques, souvent cités en exemple, reculent sur les acquis sociaux. Le Danemark a décidé de repousser l’âge légal de départ à la retraite à 70 ans à partir de 2040 pour les générations nées après 1970, contre 68 ans en 2030 et 69 ans en 2035. Ce choix, présenté comme un “consensus social”, reflète la nécessité de maintenir la soutenabilité financière des régimes de retraite dans une société vieillissante. Mais il illustre aussi la tension croissante entre équité sociale et discipline budgétaire.
L’acharnement à la politique de l’offre
Face à ces défis, l’Europe s’enferme dans une logique de politique de l’offre, héritée des années 1980. L’idée est simple : soutenir les entreprises par des baisses d’impôts et des aides publiques, afin qu’elles investissent, embauchent et stimulent la croissance. Mais dans un contexte de mondialisation en crise, cette logique atteint ses limites. Les subventions financent parfois des projets peu productifs, les allègements fiscaux nourrissent les profits des actionnaires plus que l’investissement productif, et la qualité de l’emploi se dégrade.
La conséquence est une forme d’“épuisement socio-fiscal”. Les États s’endettent pour soutenir des entreprises qui reversent une part croissante de leurs gains sous forme de dividendes. La richesse produite ne profite pas à l’ensemble de la société mais se concentre dans les mains d’une minorité. Cette mécanique aggrave les fractures sociales et politiques, alimente le ressentiment des classes moyennes et fragilise encore davantage la légitimité du modèle occidental.
Des États trop exsangues pour la guerre
L’effet le plus préoccupant de cet épuisement est stratégique. Pour maintenir leur modèle socio-économique hérité du XXe siècle – protection sociale, infrastructures, services publics – les États occidentaux doivent déjà emprunter massivement. Comment, dans ce contexte, financer un effort de guerre prolongé ? La guerre en Ukraine a révélé la dépendance de l’Europe vis-à-vis du soutien militaire américain et sa difficulté à produire munitions et équipements en quantité suffisante. Les budgets de défense augmentent, mais ils se heurtent aux contraintes budgétaires et à l’endettement.
Un paradoxe émerge : les États occidentaux sont sommés de se réarmer pour contenir la Russie et la Chine, mais leurs marges financières sont déjà épuisées par le maintien d’un modèle social coûteux et une politique économique inefficace. Cet étau les affaiblit structurellement. L’Occident est trop riche pour renoncer à son confort matériel, mais trop endetté pour financer à la fois la guerre et la prospérité. Ce déséquilibre prépare l’effondrement d’un ordre mondial incapable de se réinventer.
Les fractures géopolitiques et militaires
La domination occidentale au XXe siècle reposait sur une double hégémonie : financière avec le dollar et militaire avec l’OTAN. Or, c’est précisément sur le terrain géopolitique et militaire que l’Occident révèle aujourd’hui ses failles les plus béantes. Ses adversaires ont appris à multiplier les fronts, à l’épuiser dans des conflits d’usure, à contourner ses dispositifs sécuritaires et à exploiter ses divisions internes. L’image d’un Occident stratège et omnipotent s’efface derrière celle d’un bloc dispersé, qui subit plus qu’il n’anticipe.
L’Ukraine, une guerre d’usure pour l’Occident
L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a marqué le début d’un nouveau cycle géopolitique. Malgré une économie exsangue sous le poids des sanctions occidentales, Moscou a réussi à maintenir son effort de guerre grâce à la hausse des prix de l’énergie, à l’adaptation de son économie par divers moyens de captation de la richesse privée pour financer l’effort de guerre et au soutien discret mais efficace de partenaires comme la Chine, l’Inde, l’Iran et la Turquie. L’Occident, de son côté, a fourni à Kiev un soutien militaire et financier considérable, mais très insuffisant pour provoquer une percée décisive, ce qui épuise les forces ukrainiennes et éloigne la possibilité d’une victoire, même avec un effort plus conséquent. Ce qui pourrait amener, en cas de prolongation du conflit, les forces de l’OTAN à intervenir directement, activant la menace nucléaire.
Trois ans après le début du conflit, l’Ukraine vit une guerre d’attrition. Chaque nouvelle livraison d’armes occidentales est retardée par des débats politiques internes, des contraintes industrielles et des inquiétudes sur les stocks. L’Europe a découvert sa dépendance critique à l’égard des États-Unis pour les systèmes d’armes lourds, le renseignement et la logistique. L’OTAN, qui se voulait une alliance indestructible, peine à mobiliser ses membres au même niveau d’engagement. L’Allemagne hésite, la Hongrie freine, la France temporise. Cette usure progressive mine la crédibilité de l’Occident en tant que garant de la sécurité européenne.
Le Moyen-Orient en feu : Israël, Gaza et au-delà
Parallèlement, le Proche-Orient est redevenu un piège stratégique. L’attaque surprise du Hamas contre Israël a ouvert un conflit prolongé à Gaza, mobilisant massivement les forces israéliennes et les obligeant à solliciter un soutien militaire accru des États-Unis. Ce front détourne une partie des ressources américaines et renforce le ressentiment du monde arabe, où la cause palestinienne retrouve une centralité politique.
Ce conflit ne reste pas localisé : il fragilise les accords d’Abraham, complique les relations avec l’Arabie saoudite et ravive les tensions avec l’Iran et le Hezbollah. Pour Washington, il devient impossible de soutenir simultanément Israël, l’Ukraine et de préparer un affrontement potentiel avec la Chine. Les États-Unis, pilier du bloc occidental, se retrouvent piégés dans une logique de surengagement stratégique qui les expose à un affaiblissement global.
La Chine, adversaire systémique
La montée en puissance de la Chine est l’élément central du basculement géopolitique. Depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir, Pékin a entrepris un réarmement massif. Son budget militaire a plus que doublé depuis 2012, atteignant officiellement plus de 225 milliards de dollars en 2023 – et probablement beaucoup plus si l’on inclut les dépenses non déclarées. L’Armée populaire de libération s’est modernisée à marche forcée : missiles hypersoniques, flotte de guerre élargie, capacités cyber et spatiales.
La Chine ne se contente pas de préparer la défense de son territoire : elle se projette. Ses bases navales à l’étranger, ses manœuvres militaires en mer de Chine méridionale, sa pression sur Taïwan sont autant de signaux d’une puissance prête à défier l’ordre établi. Xi Jinping l’a répété : la réunification de Taïwan n’est pas négociable, et la confrontation avec les États-Unis est considérée comme inévitable si Washington persiste à soutenir l’île.
Ce réarmement ne se fait pas isolément. Pékin bénéficie du soutien tacite de Moscou, qui occupe déjà les forces occidentales en Europe, et de la complicité croissante de Pyongyang, qui multiplie les provocations nucléaires et balistiques. A partir de 2022 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la Chine n’ayant pas achevé le réarmement nécessaire à la confrontation avec les USA se déclarait en faveur de la paix, tout en soutenant du bout des lèvres la Russie. Désormais, se considérant prête, avec la démonstration de force de septembre 2025 et la présentation de la coalition anti-occidentale, elle se déclare officiellement favorable à une victoire de la Russie, évidemment plus conforme à ses intérêts géopolitiques que le statu quo où une défaite.
Une alliance sino-russe solide présente des intérêts bipartites considérables : Vladimir Poutine veut développer l’immense territoire de 7 millions de km² de la Sibérie, bourré de ressource, de bonnes terres cultivables, non peuplé, et la Chine vise la Sibérie depuis longtemps comme une extension de son marché de création de valeur. Une position légitimée par le fait que si la Russie est européenne jusqu’à l’Oural, la Sibérie est asiatique.
La coalition sino-russe et l’ombre nord-coréenne
L’image la plus frappante de cette recomposition fut donnée lors du gigantesque défilé militaire de Pékin en septembre 2025. Xi Jinping, Vladimir Poutine et Kim Jong-un assistaient côte à côte, affichant une unité de façade mais au message limpide : le centre de gravité militaire se déplace vers l’Eurasie. La Russie, malgré une économie exsangue, peut poursuivre son effort de guerre car elle sait ne pas être isolée. La Chine profite du chaos pour renforcer son rôle de leader alternatif. La Corée du Nord, longtemps marginalisée, se place comme un pion utile dans l’échiquier anti-occidental.
Cette coalition n’est pas une alliance formelle, mais elle fonctionne comme une coordination opportuniste, une communauté d’intérêts convergents : chacun profite de l’autre pour affaiblir l’Occident. Moscou fixe les forces européennes en Ukraine, Pékin prépare son affrontement dans le Pacifique, Pyongyang multiplie les tensions régionales. Pour Washington, c’est la pire configuration : la nécessité de gérer plusieurs fronts simultanément sans disposer des ressources suffisantes.
Un Occident sur tous les fronts
La force du bloc occidental a toujours résidé dans sa cohésion. Pendant la Guerre froide, les États-Unis assuraient la sécurité militaire, l’Europe renforçait l’intégration économique et le Japon, l’Australie et le Canada formaient un réseau d’alliés fiables. Aujourd’hui, cette cohésion est menacée. L’Europe se divise sur la stratégie à adopter face à Moscou. L’Asie-Pacifique s’inquiète d’un éventuel désengagement américain. Les États-Unis eux-mêmes sont fracturés par un débat interne sur le coût de leur rôle de gendarme du monde.
Cette fragmentation rend l’Occident vulnérable à une stratégie classique de ses adversaires : l’épuisement par sursollicitation. Ni les États-Unis ni l’Europe ne disposent des marges budgétaires et politiques pour maintenir trois fronts ouverts – Europe, Proche-Orient, Asie – sans s’exposer à des reculs spectaculaires.
Ainsi, les fractures géopolitiques et militaires révèlent l’impasse stratégique de l’Occident. Ses adversaires ont appris à le provoquer simultanément sur plusieurs théâtres, à user ses ressources, à saper son unité. L’Ukraine, Gaza et Taïwan forment une triade infernale qui expose l’Occident à ses propres limites. La puissance n’a pas disparu, mais elle se fragilise dans la dispersion. Le basculement civilisationnel se joue aussi ici : non dans une bataille décisive, mais dans l’incapacité du bloc occidental à faire face à la multiplication des crises.
Le rôle structurant du Sud global
Longtemps perçu comme périphérique, le “Sud global” est devenu un acteur central de la recomposition mondiale. Cette expression regroupe une pluralité de pays aux trajectoires différentes – de l’Inde au Brésil, de l’Afrique du Sud à l’Indonésie – mais qui partagent une même volonté : échapper à la domination occidentale et construire un ordre multipolaire plus favorable à leurs intérêts. Ce basculement n’est pas seulement économique, il est aussi politique, diplomatique et stratégique. L’Occident, jadis maître des institutions internationales, découvre que la majorité du monde ne veut plus subir ses règles, mais en établir de nouvelles.
Affirmation politique et stratégique
La première manifestation de cette montée en puissance est politique. Le Sud global refuse de s’aligner sur les injonctions occidentales, notamment face à la guerre en Ukraine. Lorsque l’Assemblée générale de l’ONU a condamné l’invasion russe, de nombreux pays africains, asiatiques et latino-américains se sont abstenus. Non pas par soutien à Moscou, mais par rejet d’un Occident perçu comme hypocrite, prompt à dénoncer les violations du droit international quand elles sont commises par ses adversaires, mais silencieux lorsque ses propres alliés mènent des guerres ou violent des souverainetés. Cette neutralité assumée traduit une recomposition profonde : l’Occident ne peut plus mobiliser automatiquement la majorité des voix internationales, du moins pas sans des compromis à même de rallier des voix discordantes, ce qui contribue à ce que la multipolarité s’impose.
La guerre de Gaza renforce cette fracture. Dans le monde arabe, en Afrique et en Asie, la cause palestinienne est redevenue un marqueur de souveraineté politique et de contestation de l’hégémonie occidentale. Les États-Unis, en soutenant Israël de manière inconditionnelle, s’aliènent une large partie du Sud global. Cette fracture diplomatique contribue à accélérer les convergences entre pays qui, bien que très différents, se reconnaissent dans un même rejet du double standard occidental.
Une stratégie d’affaiblissement de l’Occident
Ce refus du leadership occidental ne se limite pas aux votes symboliques à l’ONU. Il s’exprime aussi dans une stratégie délibérée d’affaiblissement des ressources occidentales. Comme le souligne le document de référence, Poutine a attaqué l’Ukraine, ce qui consomme les forces européennes et américaines ; le Hamas a déclenché un conflit prolongé avec Israël, qui détourne l’attention américaine ; la Chine a méthodiquement réarmé son appareil militaire. Ces crises simultanées ne sont pas toutes coordonnées, mais elles produisent un effet systémique : elles acculent l’Occident à disperser ses moyens.
Cette dispersion profite aux pays du Sud. Plus l’Occident consacre ses ressources aux conflits, moins il peut imposer ses conditions économiques et diplomatiques. Des puissances régionales comme la Turquie, l’Iran ou l’Arabie saoudite testent leurs marges de manœuvre, profitant de l’affaiblissement de l’ordre occidental pour affirmer leur autonomie stratégique. L’Afrique, de son côté, assiste au recul de l’influence française et européenne, tandis que la Russie et la Chine y renforcent leur présence.
L’expansion des BRICS
Le cœur de cette dynamique se trouve dans l’expansion des BRICS. Créé en 2009, ce groupe réunissant le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud s’est transformé en plateforme de contestation de l’ordre occidental.Sa force tient à son poids démographique – plus de 51 % de la population mondiale – et économique – environ 40 % du PIB mondial en parité de pouvoir d’achat (en réalité, depuis janvier ils en sont à 55 % de la population et 46 % du PIB et ça augmente). Mais c’est surtout son extension récente qui inquiète l’Occident. En 2023 puis en 2024, les BRICS ont élargi leurs rangs à de nouveaux membres, dont l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Égypte, l’Éthiopie et les Émirats arabes unis. Avec ces adhésions, le groupe devient un acteur incontournable sur l’énergie, le commerce et la diplomatie.
Les BRICS ne sont pas une alliance militaire ni une union politique homogène. Mais ils incarnent une volonté commune : bâtir des institutions alternatives. La Nouvelle Banque de Développement (NDB), créée en 2015, finance des projets d’infrastructures en concurrence avec la Banque mondiale. Des discussions sur une monnaie commune pour les transactions internationales alimentent la perspective d’une véritable alternative au dollar. Même si cette monnaie reste hypothétique à court terme, le signal est clair : le monopole monétaire occidental est contesté.
Une diplomatie de rupture
Le Sud global développe aussi une diplomatie de rupture. Il ne s’agit plus d’accepter passivement l’ordre occidental, mais de bâtir des réseaux Sud-Sud, indépendants des institutions dominées par Washington et Bruxelles. L’Inde se positionne comme le porte-parole du “Sud global” au G20. L’Afrique exige une place permanente au Conseil de sécurité de l’ONU. L’Amérique latine explore des alliances régionales autour de la Communauté des États latino-américains et caribéens (CELAC).
Cette diplomatie de rupture ne vise pas nécessairement à exclure l’Occident, mais à relativiser son rôle. Le message est simple : il n’y a plus de centre unique de décision. Le monde devient polycentrique, où chaque région revendique sa souveraineté et sa capacité à fixer ses propres règles.
Le Sud global comme moteur du basculement civilisationnel
Ce basculement n’est pas marginal : il est civilisationnel. Pendant cinq siècles, l’Occident a imposé son modèle au reste du monde. Aujourd’hui, le reste du monde n’aspire pas à imiter l’Occident, mais à s’en émanciper. Cette émancipation prend des formes diverses – affirmation religieuse, nationalismes économiques, souveraineté numérique, contestation militaire – mais elle converge vers un même objectif : réduire la dépendance à l’Occident et affirmer d’autres récits de modernité.
Pour l’Occident, ce changement est déstabilisant. Il révèle que sa domination n’était pas universelle, mais circonstancielle, liée à une supériorité technique et organisationnelle désormais révolue. L’émergence du Sud global ne signifie pas l’effacement immédiat de l’Occident, mais sa relégation à un rôle secondaire dans un système multipolaire. C’est cette perte de centralité, plus que la perte de puissance brute, qui constitue le véritable basculement civilisationnel.
L’offensive idéologique et culturelle
Si la puissance économique et militaire de l’Occident est contestée, c’est aussi sur le terrain des idées que se joue le basculement civilisationnel. La légitimité occidentale s’est longtemps appuyée sur un récit universel : celui de la démocratie libérale, des droits de l’homme, de l’État de droit et du progrès scientifique. Or, ce récit est aujourd’hui remis en cause, non seulement par les adversaires de l’Occident mais aussi en son sein. L’offensive idéologique qui traverse le monde bouleverse les équilibres culturels et symboliques de la civilisation occidentale.
L’Atlas Network et la diffusion mondiale des populismes
Depuis les années 1980, l’Atlas Network constitue l’un des moteurs les plus influents de la bataille des idées. Cette organisation, qui fédère des centaines de think tanks à travers le monde, promeut une vision ultralibérale : dérégulation des marchés, réduction du rôle de l’État, privatisation des services publics. Sa stratégie repose sur la formation de leaders d’opinion, le financement de campagnes médiatiques et la diffusion de récits simplificateurs capables de mobiliser les électorats.
L’impact est considérable. En Amérique latine, en Europe de l’Est et aux États-Unis, des mouvements populistes d’extrême droite se réclament des thèses portées par ces réseaux. L’Atlas Network a contribué à structurer une internationale conservatrice qui oppose au multilatéralisme occidental une vision nationaliste et identitaire. En soutenant des leaders charismatiques, elle alimente la défiance vis-à-vis des institutions démocratiques et fragilise l’unité du bloc occidental. Ce qui, paradoxalement, mène précisément à l’inverse de l’objectif visé, l’affaiblissement du bloc occidental impliquant son incapacité à se restructurer. La civilisation qu’ils cherchent à retrouver et renforcer se trouve minée de l’intérieur.
La guerre de l’information et la crise du récit occidental
L’Occident, qui maîtrisait autrefois l’appareil idéologique mondial grâce à Hollywood, CNN et les grandes agences de presse, a perdu le monopole de la narration. La multiplication des chaînes internationales comme RT (Russie), CCTV (Chine), Press TV (Iran) ou Al Jazeera (Qatar) offre des récits alternatifs qui séduisent le public du Sud global. Les réseaux sociaux amplifient cette polyphonie : les messages de contestation circulent désormais sans filtre, court-circuitant les médiations traditionnelles.
Les accusations d’hypocrisie contre l’Occident trouvent une résonance mondiale. Pourquoi dénoncer l’annexion de la Crimée et tolérer l’occupation de territoires palestiniens ? Pourquoi invoquer les droits de l’homme contre la Chine et fermer les yeux sur les violations commises par des alliés stratégiques ? Cette incohérence nourrit une crise de crédibilité. Le récit occidental, qui se voulait universel, apparaît désormais comme particulariste et intéressé.
Le recul des idéaux universalistes
Dans ce contexte, les idéaux universalistes reculent au profit de modèles alternatifs. La “démocratie illibérale”, revendiquée par Viktor Orbán en Hongrie, incarne un compromis entre institutions électives et autoritarisme culturel. En Russie, Vladimir Poutine exalte la défense des “valeurs traditionnelles” face à un Occident jugé décadent. En Chine, le Parti communiste promeut la supériorité d’un modèle méritocratique et centralisé sur le chaos démocratique.
Ces récits trouvent un écho croissant dans les sociétés occidentales elles-mêmes. Aux États-Unis, une partie de la droite considère que la démocratie libérale a conduit à la décadence morale et au déclin de la grandeur nationale. En Europe, des partis nationalistes défendent la souveraineté nationale contre l’intégration européenne et les normes internationales. Le clivage n’oppose plus simplement l’Occident et le reste du monde : il traverse désormais les sociétés occidentales.
Le retour des récits civilisationnels
La crise idéologique se traduit par le retour des récits de civilisation. L’Occident n’est plus seulement défini par des valeurs universelles, mais par une identité particulière opposée à d’autres. Certains intellectuels parlent d’un conflit “Occident vs Eurasie”, d’autres d’une lutte “Occident vs Islam”. Cette logique de blocs civilisationnels, popularisée par Samuel Huntington dans Le Choc des civilisations (1996), redevient centrale.
Ce glissement est dangereux. Il enferme les peuples dans des identités figées, justifie des politiques autoritaires et alimente les confrontations. Mais il traduit une réalité : le récit universaliste ne convainc plus. L’Occident, en se repliant sur lui-même, redécouvre qu’il n’est qu’une civilisation parmi d’autres, non plus la civilisation de référence.
La NatCon : laboratoire du national-conservatisme
Dans ce paysage idéologique en recomposition, la National Conservatism Conference (NatCon) occupe une place singulière. Créée par la Edmund Burke Foundation et portée par le philosophe Yoram Hazony, cette conférence annuelle est devenue le point de ralliement d’une droite intellectuelle qui veut dépasser le simple populisme pour proposer une doctrine structurée.
La NatCon revendique une “révolution doctrinale”. Elle promeut un retour à la Bible comme fondement moral, un rejet des élites technologiques accusées de déraciner les sociétés, et une réhabilitation de la nation comme cadre ultime de la politique. Loin de l’esthétique bruyante du trumpisme, la NatCon se veut sérieuse, académique, gravée dans une vision historique du destin américain.
Mais cette révolution est traversée de tensions. Certains participants veulent un conservatisme réaliste, capable de gouverner dans le cadre institutionnel. D’autres rêvent d’un populisme radical, prêt à affronter frontalement les institutions. Les débats portent sur Israël, sur la régulation des géants technologiques, sur l’attitude à adopter vis-à-vis de la Chine. Tous partagent cependant un même objectif : en finir avec l’universalité des valeurs occidentales et réaffirmer un particularisme civilisationnel.
Ce qui se joue à la NatCon dépasse les frontières américaines. En Europe, des mouvements conservateurs en Pologne, en Hongrie, en Italie, trouvent une inspiration dans ce modèle. Le national-conservatisme se diffuse comme une alternative globale, concurrençant la démocratie libérale occidentale sur son propre terrain.
Une guerre culturelle globale
L’offensive idéologique et culturelle se traduit donc par une véritable guerre culturelle mondiale. L’Occident perd le monopole du récit, ses idéaux universalistes reculent, et des alternatives doctrinales émergent. Le national-conservatisme, les démocraties illibérales, le néo-autoritarisme chinois et le traditionalisme religieux convergent pour affaiblir la légitimité de la civilisation occidentale.
Cette guerre culturelle n’est pas secondaire : elle est au cœur du basculement civilisationnel. Car les civilisations ne s’effondrent pas seulement par des défaites militaires ou des crises économiques, mais aussi par la perte de confiance en leurs propres récits. Or, c’est précisément cette confiance que l’Occident est en train de perdre.
Scénarios de transition civilisationnelle
L’histoire ne se réduit jamais à une ligne droite. Les basculements de civilisation ne suivent pas un script unique, mais ouvrent des bifurcations. Aujourd’hui, plusieurs trajectoires se dessinent pour l’Occident et pour le système mondial qu’il a façonné. Elles ne s’excluent pas nécessairement : certaines peuvent se combiner, se succéder ou s’entremêler. Trois scénarios principaux se détachent : la multipolarité instable, la multipolarité régulée et l’effondrement partiel de l’Occident. À chacun correspondent des dynamiques économiques, militaires, sociales et idéologiques distinctes.
1. Vers une multipolarité instable
Le premier scénario est celui d’une multipolarité instable, marquée par la rivalité exacerbée entre blocs. L’Occident, affaibli mais encore puissant, refuse de céder sa position dominante. Le Sud global, conduit par la Chine, la Russie et les BRICS, multiplie les initiatives pour bâtir des alternatives. Cette compétition se traduit par des conflits hybrides, des guerres par procuration et une fragmentation des institutions internationales. Des circonstances défavorables au progrès, au développement sociétal et qui ne peuvent que maintenir et aggraver l’inégalité sociale au sein des nations occidentales qui s’affaiblissent progressivement.
Dans ce contexte, les tensions militaires se multiplient : l’Ukraine reste un conflit gelé mais permanent, la Méditerranée et le Moyen-Orient demeurent instables, la mer de Chine méridionale devient un point de friction majeur. Les cyberattaques, la désinformation et la guerre économique remplacent les batailles conventionnelles comme instruments de domination. L’OTAN survit, mais peine à convaincre ses membres de financer massivement leur défense. Les BRICS, de leur côté, n’arrivent pas à se doter d’institutions suffisamment solides pour garantir une véritable alternative. Résultat : un monde fragmenté, instable, où aucune puissance ne peut réellement imposer sa vision. Ce qui est la cause du blocage du développement civilisationnel, qui repose soit sur la confrontation philosophique, soit sur le consensus. Le progrès social universel implique l’acceptation mutuelle de l’insatisfaction et non pas la volonté d’accaparement impérialiste.
2. Vers une multipolarité régulée
Un second scénario, plus optimiste, est celui d’une multipolarité régulée. Constatant l’épuisement mutuel, l’Occident et le Sud global finissent par négocier une recomposition institutionnelle. L’ONU est réformée pour accorder davantage de place à l’Afrique, à l’Inde ou à l’Amérique latine. Le FMI et la Banque mondiale sont concurrencés par la Nouvelle Banque de Développement des BRICS, mais une coordination minimale est établie pour éviter un effondrement financier global.
Dans ce scénario, les conflits régionaux persistent mais restent contenus. L’Ukraine trouve un compromis territorial douloureux mais stabilisateur, le Moyen-Orient connaît des trêves fragiles, la Chine retarde l’annexion de Taïwan en échange d’un statut international ambigu. L’Occident conserve une influence, mais partagée avec d’autres pôles. La civilisation occidentale cesse d’être hégémonique, mais demeure un acteur central dans un monde polycentrique.
3. L’effondrement partiel de l’Occident
Le scénario le plus sombre est celui d’un effondrement partiel de l’Occident. Dans cette hypothèse, les fractures internes deviennent ingérables : dettes souveraines insoutenables, crises sociales majeures, montée des populismes autoritaires. L’Europe, déjà exsangue, s’enfonce dans la stagnation économique et l’instabilité politique. Les États-Unis, divisés par des tensions internes, se replient sur eux-mêmes et réduisent leur engagement international. L’Australie, isolée, se rapproche de l’Asie pour garantir sa sécurité.
Dans un tel scénario, le bloc occidental se disloque. Si l’un de ses piliers – États-Unis, Europe ou Australie – sort de l’équation, c’est l’ensemble de l’édifice qui vacille. L’Occident perd alors sa capacité à peser stratégiquement. Le monde bascule dans une ère dominée par les puissances eurasiatiques et par un Sud global recomposé. Les valeurs occidentales survivent dans certains espaces, mais elles cessent d’être le référentiel dominant.
4. Un possible renouveau occidental
Il serait cependant simpliste de conclure à une inexorable chute. Un dernier scénario envisage la possibilité d’un renouveau occidental, par adaptation et réforme. L’Occident a déjà connu des périodes de crise – les années 1930, la décolonisation, les chocs pétroliers – qu’il a su surmonter par l’innovation et la restructuration.
Un tel renouveau passerait par une réinvention du modèle économique : abandon de la dépendance à la dette, investissement massif dans la transition écologique et technologique, redistribution plus équitable des richesses. Sur le plan idéologique, il exigerait un retour sincère aux valeurs de démocratie et de progrès, débarrassées de l’hypocrisie et du double standard. Sur le plan géopolitique, il nécessiterait une redéfinition des alliances, un dialogue avec le Sud global et une reconnaissance de la multipolarité comme un fait durable.
Ce scénario n’est pas le plus probable, mais il reste possible. L’Occident conserve des atouts immenses : universités, recherche scientifique, capital technologique, soft power culturel. Son déclin n’est pas inéluctable s’il sait réformer ses institutions et réinventer son récit.
Une recomposition radicale
Dans tous les cas, une chose est certaine : l’ordre mondial issu de 1945 est révolu. La domination occidentale unilatérale n’existe plus. L’avenir sera multipolaire, qu’il soit conflictuel, régulé ou marqué par un effondrement partiel. La véritable question n’est pas de savoir si l’Occident va perdre sa centralité – c’est déjà le cas – mais comment il va gérer cette perte : par la confrontation, par l’adaptation ou par le repli.
Le basculement civilisationnel actuel n’est pas un effondrement soudain mais une recomposition progressive. Ce n’est pas la fin de l’Occident, mais la fin de l’Occident comme centre unique du monde. Pour la première fois depuis cinq siècles, l’humanité entre dans une ère où aucune civilisation n’impose seule ses règles. Cette recomposition, incertaine et chaotique, est l’événement historique majeur de notre temps.
Conclusion
Le monde est entré dans une phase de recomposition profonde. L’Occident, qui pendant cinq siècles a imposé ses normes, ses institutions et son récit, se découvre désormais marginal, contesté, épuisé. Ce basculement n’est pas une crise passagère mais une transformation systémique, qui touche l’économie, la géopolitique, l’idéologie et la culture. Le terme de “basculement civilisationnel” n’est donc pas une exagération : il traduit la fin d’un cycle historique où l’Occident occupait le centre du monde, et l’entrée dans une ère où il doit accepter de n’être qu’un acteur parmi d’autres.
Les causes de ce basculement sont multiples et interconnectées. Sur le plan économique, le privilège du dollar, longtemps arme absolue de l’hégémonie américaine, se retourne contre les États-Unis et accélère la dédollarisation. En Europe, la dette publique, l’acharnement à la politique de l’offre et le recul des acquis sociaux minent la cohésion interne. Sur le plan militaire, l’Occident se trouve acculé à gérer simultanément l’Ukraine, Gaza et la montée en puissance chinoise, ce qui l’expose à une usure stratégique qu’il n’avait pas anticipée. Sur le plan idéologique, il perd la bataille du récit : ses valeurs universalistes apparaissent comme particulières, intéressées, incapables de convaincre un Sud Global désormais déterminé à tracer sa propre voie.
Ce déclin relatif n’est pas pour autant synonyme d’effondrement total. L’Occident conserve des atouts considérables : son capital technologique, sa puissance financière, sa capacité d’innovation et son soft power culturel. Mais ces atouts ne suffisent plus à imposer une hégémonie. Ils doivent être réarticulés dans un monde multipolaire, où d’autres pôles – Chine, Inde, Russie, BRICS élargis – contestent et redéfinissent les règles du jeu.
La véritable rupture est symbolique : l’Occident n’est plus le référentiel. Pendant des siècles, il pouvait prétendre incarner “l’universel” : la démocratie, les droits de l’homme, la science, la modernité. Aujourd’hui, ce monopole est brisé. D’autres récits émergent : démocratie illibérale en Hongrie, capitalisme d’État en Chine, traditionalisme religieux au Moyen-Orient, national-conservatisme américain. Ces récits ne cherchent pas à imiter l’Occident, mais à lui opposer des modèles concurrents.
Face à cela, plusieurs scénarios s’ouvrent. Une multipolarité instable, marquée par la rivalité permanente et les guerres hybrides. Une multipolarité régulée, où de nouvelles institutions permettent un minimum de coordination. Ou un effondrement partiel du bloc occidental, si ses fractures internes deviennent ingérables. Un quatrième scénario, plus hypothétique, serait celui d’un renouveau occidental, rendu possible par une réforme profonde : réinvention économique, sincérité idéologique et réconciliation avec le Sud global. Mais ce scénario exige une rupture radicale avec les politiques actuelles, ce qui le rend incertain.
Quoi qu’il en soit, la période de domination absolue de l’Occident est terminée. Nous entrons dans un monde où aucune puissance, aucune civilisation ne peut imposer seule ses règles. L’avenir sera conflictuel, chaotique, mais aussi potentiellement créatif : l’humanité, pour la première fois depuis la Renaissance, se construit sans centre unique. Le défi est immense : éviter que cette recomposition ne débouche sur un cycle d’affrontements généralisés, et inventer au contraire une gouvernance mondiale capable de gérer la diversité des pôles.
Pour l’Occident, l’heure est venue d’accepter la réalité : il ne s’agit plus de “sauver” une hégémonie révolue, mais de négocier une place nouvelle dans un monde multipolaire. Ce n’est pas la fin de l’Occident comme civilisation, mais la fin de l’Occident comme horizon universel. Sa survie ne dépend plus de sa capacité à dominer, mais de sa capacité à coexister, à coopérer et à réinventer ses propres fondements.
Le basculement civilisationnel que nous vivons est donc une invitation : celle de repenser la modernité, non plus comme un récit occidental, mais comme une construction collective de l’humanité. La tâche est immense, incertaine, mais elle est désormais incontournable. Car refuser de voir ce basculement, c’est se condamner à subir le déclin. L’accepter, c’est peut-être ouvrir la voie à une nouvelle ère, où l’Occident, loin de disparaître, trouve un rôle renouvelé dans un monde enfin pluraliste.
A lire : Jean Ziegler : La haine de l’Occident
Article écrit avec l'assistance de l'IA

