Chapitre II
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Chapitre II
Lorsque l'Aurore, qui teintait le ciel d’une lueur pourpre, effleura de ses doigts effilés les paupières de Krys, l’orphelin s’éveilla en sursaut et, se tournant sur son matelas, observa Kaleb qui, à ses côtés, dormait toujours d'un sommeil agité. Rajustant la couverture de son petit frère, l'adolescent se leva et rangea leur abri. Le soleil s'élevait timidement au dessus des remparts, répandant sur Accalmia ses rayons ardents, et la cité endormie s’éveillait peu à peu. Le rugissement incessant des fourneaux reprenait, le martèlement des usines de nouveau s'élevait et les décharges s'emplissaient d'hommes et de femmes encore rompus de fatigue malgré la nuit qu'ils venaient de passer.
Après quelques minutes, Kaleb se leva à son tour et, frottant se yeux encore lourds de sommeil salua machinalement son frère. Il lui demanda plaintivement s’il y avait quelque chose à manger mais, haussant les épaules, l'adolescent répondit qu'il ne savait pas si Becky avait prévu un repas. S'habillant mécaniquement, le petit garçon s'empara d’un vieux seau rouillé et cabossé avant de s’élancer en claudiquant sur la toiture. Krys l’imita et descendit dans le couloir délabré en utilisant le trou par lequel il était monté la veille. Il se fraya un passage à travers le flot ininterrompu d'orphelins qui s'y déversait et, attrapant son petit frère infirme qui se faisait ballotter par le courant, l'adolescent le traîna dernière lui quand il s’engouffra dans la petite salle à manger avec les autres enfants.
En passant devant les fourneaux, les orphelins regardèrent d'un œil peiné une grosse marmite sale qui restait désespérément vide et, comprenant que cette fois-ci encore ils n'allaient pas manger, ils se dirigèrent en soupirant vers la sortie, sous les yeux aux paupières boursoufflées de Becky.
-Et n'oubliez pas de m'apporter le peu de cuivre que vous gagnerez aujourd'hui ! leur lança la grosse femme du pas de la porte. Sinon vous n’aurez rien à vous mettre sous la dent ce soir !
Krys qui tenait toujours son petit frère par la main se détacha du groupe d’orphelins et, pressant le pas, s'engagea dans une ruelle adjacente. Malgré le bitume brûlant qui mordait leurs pieds nus, l’adolescent exhorta Kaleb à se dépêcher et, arrivés à la grande rue, ils accelérerent de plus belle.
Les Accalmiens avançaient tous d'une même démarche traînante, les yeux vides et le dos voûté par des années de peine et de travaux. Deçà-delà résonnaient des quintes de toux virulentes, des reniflements bruyants et la claudication des boiteux, le tout perdu dans le murmure des conversations. Les habitants cheminaient sous les yeux scrutateurs des régulateurs, des soldats casqués, armés et vêtus de noir qui encadraient les rues et qui faisaient peser sur la ville une menace silencieuse.
Aux ordres du gouvernement et au service de l'élite, ils étaient là pour maintenir l'ordre et veiller à ce que la populace affamée ne se révolte pas. Du lever du soleil écarlate jusqu’à son coucher, ils demeuraient dans les rues, véritables ombres qui hantaient la cité, et qui rodaient – fusil en main – la nuit pour veiller à ce que tous respectent le couvre-feu. Surentraînés et insensibles, ils étaient tout ce que l'armée pouvait offrir de mieux, obéissant aux ordres sans sourciller: pour les 7%, ils étaient des soldats parfaits.
Les regardant du coin de son œil noir, Krys les étudia en silence, avant de rentrer dans l'une des nombreuses décharges qui parsemaient la cité. Accalmia était ce que l'on pourrait qualifier de ville poubelle, qui, ayant amassé tous les déchets des siècles passés, ne pouvait plus qu’offrir à ses habitants les ordures qui la souillaient. Le rôle de ces derniers était donc de trier dans ces immenses décharges à ciel ouvert les métaux des autres déchets dans l'espoir de recevoir une maigre poignée de cuivre – la monnaie de la cité –. Les métaux étaient ensuite envoyés dans les usines où ils étaient recyclés, fondus et épurés afin de les remettre sur le marché du pays. Tout ce qui n'était pas de ferraille était alors récupéré et enterré, formant ces immenses terrains vagues aux collines nues qui jalonnaient la ville.
Le travail dans les décharges était une tâche exténuante, réservée à ceux qui ne pouvaient supporter la labeur des usines : les infirmes, les femmes, les vieillards et les enfants. Mais, à constamment rester plié sous le soleil ardent et respirer l'air vicie de la cité dans l'espoir de trouver un bout de fer, la santé de ceux qui y travaillaient se dégradait, entraînant maladie incurables et décès qui réduisaient drastiquement l'espérance de vie des miséreux. De plus, le contact du fer rouillé et l'inhalation des particules de plastiques causaient des infections, le plus souvent mortelles, perpétuant le cycle sinistre de la cité.
Prenant son petit frère à l'écart, Krys lui glissa son habituelle recommandation à l'oreille.
- Tu sais ce que tu dois faire cloporte. Tu ramasses autant de ferraille que tu peux et quand tu es trop fatigué, tu vas réclamer ta part de cuivre et tu rentres à l'orphelinat en veillant à ne pas te faire voler. Moi, je reste toute la journée pour compenser le défaut d’argent que tu auras gagné et je viens te rejoindre. C'est compris ?
- Oui. marmonna le petit garçon las d'entendre tous les jours la même litanie.
Puis, s’emparant de son seau Kaleb partit en trottinant de son côte tandis que Krys le suivait de son œil froid. À son tour, il se mit en route, et, escaladant une colline de déchets, débuta son labeur. Au bout d’un certain temps, il remarqua un groupe d’accalmiens aux visages brûlés par le soleil et qui, assis sur leurs talons, semblaient pris dans une furieuse conversation. Faisant comme si de rien n'était, l'orphelin fouillait les ordures, remplissant petit à petit son seau de ferraille, tout en se rapprochant méthodiquement et anodinement de ce groupe d'hommes et de femmes animés par leur conciliabule et, quand il fut à portée de voix, il écouta.
« Cette fois je vous dis que la cité a atteint un point de non-retour ! s’enflammait un homme manchot.
- Ne dis pas cela, le tempéra une femme frêle, je suis sûre qu'il y a encore de l’espoir.
- Le-Bras a raison Gervaise, intervint un second homme, cette fois-ci on ne pourra pas y réchapper. La pollution est telle que même les gosses en tombent malades et que les nourrissons naissent tout déformés, un peu comme le petit orphelin qui reste tout le temps avec Krys. La surpopulation est aussi un problème majeur qui risque de s’aggraver. Il n'y a plus de place dans cette foutue cité pour construire de nouveaux logements et cela fait déjà des décennies qu'on s'entasse dans ces boîtes à chaussure que vous appelez immeubles. On aura beau les étirer vers le ciel, ils seront toujours trop petits pour nous. Et puis, il y aussi le problème des ressources, il n'y en a plus assez pour tout le monde. Le prix des rations a augmenté et même cette eau infecte que nous buvons commence à se faire rare. Plus de place, plus de bouffe: moi je ne donne pas cher de notre peau.
- En plus ce n'est pas comme si on pouvait partir ajouta un vieillard à qui il manquait une oreille. Les portes de la cité sont fermés depuis plusieurs siècles en raison d'une politique de l’ancien gouvernement et à part le fer traité dans les usines, nul ne peut quitter Accalmia. Nous sommes condamnés à périr dans ce cimetière.
- Et dire que pendant qu'on trime comme des chiens, ruminait un jeune homme au corps enveloppé de bandages d’un blanc douteux, les 7% eux vivent dans l'abondance à l'abri derrière leur barbelés. Si ces égoïste distribuaient toutes les ressources qu’ils s'accaparent, il y en aurait assez pour tout le monde !
- Mais que veux tu faire Darius ? Aller te plaindre aux régulateurs ? Aller hurler devant leurs grillages ? Crois moi, d'autres avant toi s'y sont risqués, et ils n'ont pas fait long feu. Toutes les révoltes ont été matées et elles n'ont pas arrangé nos modes de vie, bien au contraire. Cette société est inégalitaire et imparfaite, je te le concède, mais nous, les misérables ne pouvons rien pour la changer. Il faut se contenter de se taire et de travailler sans rechigner.
Les paroles de cet homme se firent accueillir par un pesant silence, à peine troublé par les clameurs du reste de la décharge. Krys qui jusque là avait écouté sans faire de bruit dut se retenir de ne pas hurler sur ce groupes d'adultes à la lâcheté répugnante. Au lieu de cela, il continua à fouiller les ordures, en maugréant tout bas.
- Hier soir, commença une femme à la voix fluette, alors que le couvre-feu était installé, j'ai entendu des régulateurs discuter sous ma fenêtre.
Toutes les têtes, se tournèrent vers elle, les yeux étincelant d'une soudaine curiosité.
- Et qu'ont-ils dit ? la pressa le dénommé Darius.
- Eh bien, hésita-t-elle, ils ont parlé de problème de la surpopulation, en ébruitant le fait que le gouvernement en avait discuté.
- Alors ça, ça ne sent pas bon du tout ! se récria Le-Bras. Si même les 7% en parlent, on est dans un sacré pétrin !!
- Parle moins fort idiot ! le réprimanda Gervaise. Vas-y tu peux continuer.
- Ils ont dit que le problème était devenu leur principale préoccupation et qu’ils y réfléchissaient sérieusement afin de trouver une solution. Puis, en partant ils ont mentionné le fait que les "indésirables" étaient une charge pour la cité et qu’Accalmia ne pouvait pas se permettre – dans son état – de nourrir ces bouches qui ne lui apportaient rien.
Un frisson parcourut l'assemblée et tous se regardèrent, consternés. Au même instant, ils aperçurent un gérant de la décharge qui venait vers eux et, aussi rapidement qu'ils le purent, ils se séparèrent, laissant Krys seul sur cette colline de déchets.
L'adolescent, immobile, avait les yeux rivés sur le sol. Ses mains crispées serraient un bout de ferraille et, malgré la douleur qui irradiait ses paumes entaillées par ce morceau d'acier rouillé, il ne lâchait pas prise. Perdu dans ses pensées, il ne sentait plus rien : ni l'engourdissement de ses jambes repliées sous lui, ni la claque du soleil qui lui brûlait la nuque. Quand la femme avait mentionné les "indésirables", il avait sentit son cœur se serrer tandis que le souvenir de son petit frère effleurait son esprit.
Soudain, une quinte de toux le secoua et, lâchant le bout de fer qu'il tenait toujours, porta sa main à sa bouche. Quand la crise passa, il essuya sur son habit rapiécé sa paume tâchée de sang et nettoyant du revers de sa manche sa bouche de ensanglantée, il se leva d'un bond. Malgré les vertiges qui lui tournaient la tête et la douleur qui brûlait sa poitrine meurtrie, il dévala la colline de déchets. Son seau à la main et manquant de renverser des personnes sur son passage, il se dirigea vers le comptoir. Là il vida dans une balance le contenu de son seau et le surveillant, lançant sur le poids qui s'affichait un regard méprisant, compta les cuivre qu’il lui devait avant des les lui remettre. À peine eut-il reçu son argent que Krys se précipita hors de la décharge et, courant dans les rues désertes de la cité, alla droit à l’orphelinat.
Autour de lui, à part les mendiants infirmes qui ne pouvaient pas travailler et les miséreux perdus dans les vapeurs de leurs rêves opiacés, il n'y avait personne. Au début, il ne s'en soucia guère puisque dans la journée, il était habituel de ne croiser âme qui vive, pourtant, après un certain temps il s'arrêta. Bien que la maîtrise qu’il avait de son corps était parfaite, l'orphelin ne put retenir un frisson d'épouvante. Les régulateurs avaient disparu.
Comprenant que quelque chose n'allait pas, il reprit sa course effrénée à travers les rues désertes, évitant les flaques nauséabondes qui s’étalaient sur les trottoirs, contournant les chiens errants efflanqués qui fouillaient la poussière des caniveaux. Ses pensées nébuleuses tourbillonnaient dans son esprit et son cœur pris dans un étau nouait son estomac déjà rendu douloureux par la faim. Bien que l'adolescent s'efforçait de les maintenir neutres, ses traits émaciés peignaient son inquiétude et un son front couvert de nuages à l’instar du ciel de la cité montrait bien le combat intérieur qui était en train de se dérouler en lui.
Quand enfin, Krys arriva à l'orphelinat il s'arrêta tout haletant au pied de la façade et, sans même prendre le temps de recouvrer son souffle, il mit ses mains en porte-voix afin d’hurler le nom de son frère. Mais comme après de longues secondes il ne recevait toujours pas de réponse, il ouvrit a toute volée la porte de la bâtisse et s’y engouffra, manquant de trébucher. Il tentait de se persuader qu'il n’avait pas à s’inquiéter et que Kaleb s’était sûrement assoupi mais son corbeau lui susurrait à l'oreille de sa voix croassante que quelque chose n'allait pas.
Ouvrant la porte de la salle à manger sans frapper, il trouva Becky, un pain à la main qui faisait les comptes de la journée. Surprise, cette dernière poussa un cri porcin qui fit trembler la pièce et quand elle se calma, elle cacha prestement le pain qu'elle engloutissait pour sermonner l'adolescent tout haletant qui se tenait devant elle.
- Tu pourrais au moins frapper avant d'entrer ! Tes parents, enfin je veux dire, tu n’as jamais appris les bonnes manières ?!
Sans lui prêter attention, Krys jeta sur la table les pièces de monnaie qu'il avait gagné à la décharge et, s'en emparant, la grosse femme les compta.
-C'est tout ce que tu me rapportes !! s’écria-t-elle. Tu penses vraiment que je vais accepter tes misérables cuivres ?! Et après tu auras l’audace de me réclamer à manger, ça ne va pas se...
Lui tournant le dos, il sortit de la pièce et, se hissant sur le toit, courut à l'abri où il espérait retrouver son frère. Mais en y arrivant, il s'arrêta net et sentit son cœur se serrer. Au même instant, une nouvelle quinte de toux le secoua - plus violente que la première - et le fit tomber à genoux. Quand elle s'apaisa, il s'essuya la bouche et cracha un caillot sanglant sans pourtant s’en soucier. Se relevant péniblement, il fit face à leur refuge, le regard perdu dans le lointain.
Kaleb n'y était pas.