Judith
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Judith
Judith ne regrettait absolument pas Israël et sa vie d’avant. Son mari, le pays, cette vie d’épouse, l’ambiance, la religion, le restaurant qu’ils y tenaient : rien de tout cela ne lui manquait. Judith était partie, « revenue » à Paris pour y reprendre une vie qu’elle n’avait en réalité jamais connue, elle qui était née là où la mer devient océan, à Tanger la blanche. Paris, en comparaison de Tanger et de Jérusalem, était grise et froide, sale et humide, pourtant elle y aimait, pour la première fois, sa vie. Seuls lui manquaient de ces villes du Sud les couleurs : le blanc et le bleu qui hurlent, le jaune sec et fade de l’aridité.
A Paris, Judith travaillait dans un cabinet d’avocats dont elle assurait le secrétariat. Le cabinet était BCBG, ses deux patronnes oscillant entre la vulgarité de ceux qui aiment un peu trop l’argent qu’ils brassent (presque) à foison et la discrétion indispensable à ce métier. Son travail lui importait peu. Elle avait quitté Jérusalem pour quitter son mari, Juif pratiquant, non un de ces orthodoxes à grande barbe et large chapeau mais un de ces hommes suffisamment conservateurs pour attendre de leur femme qu’elle ponde plusieurs enfants et respecte la casherout. Leur couple était resté stérile, et après dix années d’un mariage de plus en plus frustré, aigri et notoirement malheureux, elle avait quitté la chaleur hiérosolomytaine pour la froide grisaille parisienne. Sa mère y vivait depuis les années 80 avec son deuxième mari, et elle avait appris à apprécier la ville en dépit de tous les efforts que celle-ci faisait pour présenter au monde son visage le plus sinistre, ses atours les plus ternes, sa lumière la moins tendre.
Chaque jour Judith observait Paris depuis son bureau de l’avenue Marceau, et ce qu’elle voyait tous les jours, paradoxalement, réchauffait son cœur.
En réalité, Judith avait aimé vivre en Israël. Elle aimait Jérusalem, l’ambiance qui y règne, la tension permanente. Elle avait aimé ça avant de se marier et de se mettre à suivre des principes auxquels elle ne croyait pas. Un jour, elle n'avait plus supporté ces contradictions et elle était partie. A Paris, elle fréquentait une association caritative remplie de chrétiens bien-pensants qui se retrouvaient à nager dans les zones de gris de la morale, brutalement. Judith connaissait les zones de gris. Quand on vit à Jérusalem, quand on a épousé un pratiquant, puis quand on quitte la Terre Promise, le monde ne devient plus que cela : des zones de gris.
Le mercredi n'était pas le jour préféré de Judith. Le mercredi, elle se levait toujours avec plus de difficultés que d'ordinaire. La fin de la semaine paraissait loin le mercredi matin, le week-end précédent également. Et puis le mardi soir, elle allait à l'association caritative, où le gris s'assombrissait, passait du presque cyan d’un jour ordinaire au noir obsédant d'une nuit sans lune et sans étoiles.
A l'association venaient des familles, mais on y voyait surtout des hommes, de tous âges, toutes origines, ethniques et sociales. Ils venaient pour manger et récupérer des vêtements, les classiques du bénévolat caritatif.
Ce mercredi, elle se leva comme à son habitude et sa première pensée fut pour un homme qu'elle avait entr'aperçu la veille à la distribution de repas, un croisement de regards si fugace qu'elle n'avait même pas la certitude qu'il ait eu lieu. Elle n'avait aucune idée de son identité, mais elle avait rêvé de lui la nuit et tout à coup, son visage indéfini était en permanence devant ses yeux.
Le désespoir ne la frappait plus. Chaque semaine, et même chaque jour dans une ville comme Paris, elle le regardait en face et s'y était, aussi tragique cela soit-il, habituée. Pourtant cet homme-ci l'avait frappé par la détermination qui perçait son regard alors même qu'il portait tous les signes extérieurs du désespoir : vêtements en piteux état, grisâtres à force d'avoir été trop et mal lavés, barbe de plusieurs jours grisonnante, cheveux mal coupés. Aucune résignation pourtant lorsqu'elle l'avait regardé, il émanait au contraire de lui une résolution calme contrastant avec l'oubli du souci de soi qui découle comme inéluctablement de la perte de la position sociale.
Le mardi suivant, Judith servait, comme chaque semaine, le plat chaud qui était proposé à ceux qui venaient à l'association. Et soudain, il était devant elle, leurs regards se croisèrent pour de bon, et alors même qu'il ouvrait la bouche et commençait une phrase qui resta inaudible pour Judith, celle-ci s'évanouit. Quand elle revint à elle, assise les jambes en l'air et entourée de deux autres bénévoles qui se demandaient s'il fallait appeler les pompiers, tout lui revint, et elle dût lutter contre le choc que lui procurait le souvenir de la rencontre.
Cet homme en gris, celui qui l'avait hantée toute la semaine, c'était Mathieu. En 1988, Judith avait 21 ans, elle était venue voir sa mère à Paris pendant les vacances d’été. Elle y avait aussi des cousins, et à l'occasion d'une soirée que ceux-ci donnaient chez eux, elle avait rencontré quelques étudiants parisiens, riche jeunesse dorée, futurs médecins, avocats ou hauts fonctionnaires. Un vrai cliché.
Elle avait picoré parmi les conversations, se sentant invisible et débarquée d’une autre planète dans ce monde de gens beaux, cools et branchés.
Au bout d’un moment, n’ayant plus très envie de se forcer à des conversations qu’elle ne pouvait pas vraiment soutenir, elle s’était installée sur le balcon, regardant vaguement la ville, un verre de vin blanc à la main. À côté d’elle, trois personnes, dont deux semblaient en couple, et auxquelles elle n’avait pas encore parlé.
L’un d’eux était Mathieu, et après un début de conversation maladroite, tous deux s’étaient découvert une passion commune pour le cinéma français des années 70 avec un goût prononcé pour Éric Rohmer et ses films insupportablement bavards, et la conversation, de là, s’était enchaînée toute la nuit. Judith se souvenait de la facilité et du naturel avec lesquels coulait leur discussion, cette sorte d’évidence qu’on rencontre si rarement.
Mathieu n’était jamais allé à Tanger, mais il connaissait d’autres coins du Maroc, et sa passion pour Paris émerveillait Judith, il en parlait comme un amoureux transi parle de sa promise. C’est lui qui avait éveillé son intérêt, et c’est en pensant à ses mots que Judith était venue vivre à Paris en partant de Jérusalem.
Ils s’étaient quittés à 6H du matin, devant la porte de la mère de Judith. Mathieu l’avait raccompagnée, ils avaient marché dans Paris, du Marais où vivaient ses cousins jusqu’au 11earrondissement, le soleil se levait, l’anthracite des toits de zinc devenait presque bleu et étincelait, les immeubles semblaient, comme chaque matin clair, lavés. Judith s’était couchée, incapable de dormir, ivre de fatigue, de bonheur, d’excitation, d’impatience. Mathieu devait l’appeler en fin d’après-midi pour qu’ils se revoient, elle tirait des plans pour le reste de son séjour, pensant à tout ce dont ils avaient parlé, tout ce qu’il devait lui montrer. C’était lui.
Quand Mathieu n’avait pas rappelé à 18H, elle avait simplement attendu. Puis encore un peu. Puis à 20H30, ne tenant plus, elle avait appelée sa cousine pour lui demander son numéro, pensant qu’il avait égaré le sien. Mais Sarah ne connaissant pas de Mathieu. Elle ne se rappelait pas que Thomas et Caroline fussent accompagnés la veille. Judith n’insista pas. Elle se crut folle, pensa avoir rêvé, alors que chaque phrase de leur conversation lui revenait, chaque regard échangé, l’instant où il l’avait enlacée devant chez sa mère et leur bref baiser, cet instant infime où leurs lèvres s’étaient rencontrées.
Ce mardi soir, à la soupe populaire de l’église Saint-Eustache, parmi les désespérés et les résignés, tout lui revint. Elle s’évanouit, ne dit rien des causes de son malaise aux bénévoles, pas même à celle qui la raccompagna chez elle. Fatigue, syndrome prémenstruel, les excuses furent faciles à trouver. Mais elle sut désormais qu’elle n’avait pas rêvé, que cette nuit de juillet 1988 avait existé ailleurs que dans son imagination. Elle ne comprendrait jamais pourquoi Mathieu ne l’avait pas rappelé ; y avait-il d’ailleurs une quelconque explication ?
Mais maintenant, elle savait pourquoi Paris lui était apparu comme une évidence lorsqu’il s’était agi de trouver un lieu où vivre. Elle savait pourquoi elle aimait Paris. Elle se remémorait maintenant d’où lui venait ce goût pour le gris des toits de zinc et l’harmonie qu’ils formaient avec le gris du ciel et le beige des immeubles, les couleurs de Mathieu, les couleurs de Paris.
Photo by Philippe Dehayeon Unsplash