Découvrez le chapitre 84 de mon roman : mon héroïne Mélanie Derémy va à la rencontre de sa psychiatre mais est-ce le bon moment ?

Ce roman historique est en cours de finalisation et je suis à la recherche d'un éditeur. Avis aux amateurs !

84

Parfois, nos choix ont des conséquences insoupçonnées, même loin dans le temps, bien après notre rapide passage sur la terre des vivants. Mais parfois aussi, à l'inverse, ils sont consternants de prévisibilité.

- Je te l'avais dit qu'elle nous le reprocherait. C'était vraiment une idée à la con. Mais bon, tu as insisté...

Faline, du haut de ses seize ans, se souviendrait longtemps de ces phrases dites par son père à sa mère, là, dans la cuisine familiale. C'était il y a plus de trente ans et, pourtant, les mots résonnaient entre ses tempes avec la même intensité qu'à l'époque. Elle pouvait presque encore sentir son corps vibrer des sanglots que cette scène avait provoqués. Elle venait de quitter le dîner préparé par sa mère et, de fureur, avait éclaté au sol la cruche en verre.

- Mais qu'est-ce qui vous a pris, bordel ?! Me donner le nom de la meuf de Bambi, vous vous rendez compte un peu ?! J'avais une tête d'animal ou quoi ? Même les profs se foutent de ma gueule au bahut !

Peu après cette énième scène, son père avait fait ses valises et opté pour un F2 en banlieue où il la recevait quand bon lui semblait – mais il prenait soin de ne pas prononcer son prénom, ni de laisser traîner un ustensile en verre. C'était un homme soumis mais agréable, avec de réelles passions que son mariage, désormais consumé, avait mises sous cloche. Sa fille le découvrit ainsi fin connaisseur de musique classique. Lui le gratte-papier subalterne dans la Fonction publique d’État, lui le mari qui sortait les poubelles conjugales à heures fixes, lui le père qui observait les autres pères pour savoir à quel moment il devait applaudir lorsque sa fille jouait au basket, lui le fils sans envergure qui sidérait jusqu'à ses parents par son manque de conversation à table, s'avéra posséder l'oreille absolue qui fit la gloire de Mozart, par exemple. Il n'avait jamais mis ce don à profit et sa femme n'en avait cure. Mais, une fois seul dans ce F2 proche de Pantin, les notes revinrent le titiller et, avec Faline, qu'il appelait désormais « Falou » au grand dam de sa mère, ils en vinrent à écouter et à savourer des concertos, des sonates et des préludes comme d'autres enchaînent météo, émissions et pubs.

En ce mardi 29 octobre 2019, Faline repensa à ce père, mort depuis déjà dix ans, en essayant, perchée sur une échelle brinquebalante, de changer une ampoule, après avoir découvert, quelques secondes plus tôt, un CD et un mot d'excuses dans sa boîte aux lettres.

- Et merde, avait-elle soufflé en découvrant ce contre-temps dans sa journée réglée comme du papier à musique.

Une heure de liberté, rendez-vous annulé. Faline aurait dû être heureuse de pouvoir enfin la changer, cette saloperie d'ampoule, mais ce simple CD jeté dans son quotidien comme des roses en guise d'excuses la plongea dans une nostalgie de son père à laquelle elle ne s'était pas préparée. Elle soupira, descendit de son escabeau sans même être satisfaite de son intervention, leva les yeux au ciel et décida de marcher. L'air saturé de Paris, les aboiements des automobilistes et les trottoirs dégueulasses la revivifieraient et la ramèneraient fissa à son quotidien calibré à la minute, loin des cruches qu'on casse et des F2 baignés de musique.

Mais non.

- Oh ! Docteur Laruelle ! Il faut que je vous dise une chose importante !

La petite Derémy. Faline Laruelle regretta d'être descendue relever son courrier en attendant son rendez-vous avec Élisabeth Hersent. Si elle n'avait pas fait ce choix – motivé par aucune autre urgence que celle ridicule de se dégourdir les jambes – elle n'aurait pas ce CD entre les mains, ne penserait pas à son père et ne serait pas tombée sur cette Mélanie Derémy qui se trouve être plus loquace avec un taxi Uber qu'avec sa psychiatre. Il lui fallait dompter l'animal fougueux qu'avait décidé, ce matin, d'être le réel et reprendre les rênes de sa vie. Elle retint donc un soupir et répondit :

- Nous n'avions pas rendez-vous, Mademoiselle Derémy, et je ne travaille que sur rendez-vous. Tenez, quelle que soit la chose que vous aviez à me dire, puisque j'imagine que votre chauffeur n'est pas disponible, persifla-t-elle en lui tendant le CD laissé par Élisabeth Hersent sans remarquer ses grands yeux éberlués, je suis certaine que vous vous sentirez bien mieux après avoir écouté Sergueï Rachmaninov.