17. Clan Destin - À chacun ses mystères
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17. Clan Destin - À chacun ses mystères
— Stop, intervint Gaoligong, tu t’arrêtes là ! Tu as compris ? demanda-t-il à Élias sur un ton un peu doctoral.
— Ce n’est pas très compliqué, répliqua Élias assez contrarié. Même si je ne sais plus quel jour on est, les saisons ont largement défilé ; il ne me fallait pas un point zen pour capter que vous aviez joué avec notre façon de voir les différentes lunes pour nous faire avaler la pilule. Vous ne m’apprenez rien et je ne vois absolument pas en quoi cela me regarde, ou regardent mes compagnons, parce que, soyons extrêmement clairs, je n’arriverai jamais à la cheville de Bégawan. D’accord ?
— Bien sûr, bredouilla Salween.
— Donc, vous n’imaginez pas que je pourrai la remplacer un jour.
— Nous en sommes convaincus ! affirma Gaoligong avec une certaine placidité.
— Alors quoi ? Vous venez de me balader le temps d’une histoire et je suis toujours au point de départ.
— Ben, tu sais quand même qui sont le Kadga et la panthère... bafouilla Salween, passablement ennuyé. Il fallait aussi que tu connaisses l’origine de nos sept Lunes !
— Mais encore ? persista Élias. Je suis sûr que c’est la cinquième Lune qui nous concerne.
— Je lui ai promis de dire toute la vérité ; je voudrais continuer, confia Salween à Gaoligong.
— Pense pas, il t’écoute ! imposa son frère. Et toi ? Quelles sont tes compétences ?
— Celles que Borhut perd ! rétorqua Élias avec assurance.
Les jumeaux se regardèrent, interloqués. Salween fronça les sourcils puis revint vers l’ado :
— Que vient faire Borhut là-dedans ? lui demanda-t-il.
— Je n’en sais rien, mais dès que je suis en rage contre lui, je déploie une faculté que je ne maîtrisais pas.
— Par exemple ?
Élias sourit et répliqua :
— D’abord la cinquième Lune et je vous détaille mes progrès avec plaisir !
— Quelle fouine ! s’exclama Gaoligong. C’est du chantage !
— C’est plutôt du «donnant-donnant ». Le chantage a un côté perfide que ce marché n’a pas.
— On ne peut te la dévoiler qu’avec l’ensemble de notre fratrie.
— Donc vous patienterez !
Ils rentrèrent au village en silence. Élias demeurait médusé quant au récit. Les jumeaux, eux étaient tout aussi perplexe quant au lien qu’Élias avait établi avec Borhut. Cela les titillait profondément. Quand tous furent arrivés aux premières huttes, Salween s’arrêta :
— Élias, peux-tu raconter notre histoire aux autres ? Nous avons un petit travail à terminer.
— D’accord pour l’histoire mais je termine votre petit travail avec vous ! déclara-t-il avec aplomb.
Salween et Gaoligong le dévisagèrent, suffoqués. Élias les fixa tour à tour et ajouta :
— Après tout, c’est ma mère ! Dépêchons-nous, elle va se réveiller.
Sans attendre de réaction, il se dirigea droit vers la hutte « médecine ». Très surprise de le voir entrer, Bégawan essaya tant bien que mal de cacher le hamac. Élias lui sourit, amusé par cette tentative et il la contourna d’un pas assuré pour venir se placer près de la tête de Garance. Bégawan fronça les sourcils et se tourna vers ses fils :
— Mais pourquoi lui avez-vous dit qu’elle était ici ? demanda-t-elle, fâchée.
— Il l’a trouvé tout seul ! se défendirent les frères.
— Que sait-il ?
— Pas assez ; ils ne m’ont raconté que les quatre premières Lunes, répliqua Élias.
— Il aurait passé un cap ? s’enquit-elle.
— Minimum deux ! répondit Salween ; il est assez discret sur ses facultés…
Les trois l’observèrent, inquisiteurs. Élias haussa les épaules avec un petit sourire narquois :
— À chacun ses mystères !
Élias glissa les doigts sous la nuque de Garance. Il y lut ce qu’elle ressentait : aucune peine, une grande sérénité. Depuis leur départ, elle avait la certitude qu’ils étaient vivants. Elle les attendait tout simplement. Il y détermina aussi la vie qu’elle avait menée à la bergerie. Tout était calme, paisible. Élias en sourit, ému jusqu’aux larmes.
Garance sentit la présence d’Élias ; ses pupilles bougèrent sous ses paupières.
— Ne la réveille pas, s’il te plaît, l’implora Bégawan, doucement. Tu lui ferais peur.
— Non, répondit-il. Elle n’aurait pas peur mais c’est trop tôt, nous nous reverrons plus tard.
Élias envoya à sa mère un message, juste entre elle et lui. Seulement un peu de chaleur. Elle sourit. Les autres le regardèrent avec un brin de tendresse.
Ils partirent à trois installer Garance dans son fauteuil, sur la terrasse, dans une position identique à celle qu’elle avait quand ils l’avaient endormie la veille, à la même heure. Élias déposa un bouquet de violettes sur la table : c’étaient ses fleurs préférées.
— Pas d’esclandre, lui rappela Gaoligong sévèrement.
— Elle n’est plus à ça près ! répliqua Élias. C’est qui qui venait lui apporter les galettes, le miel et autres petites attentions ?
— Nous y allions chacun à notre tour, bredouilla Gaoligong, sidéré par les compétences qu’Élias avait si bien dissimulées ; mais on ne s’est jamais montré !
— Menteur... Vous êtes complètement tarés ! lâcha Élias en riant doucement. Mais je vous remercie d’avoir pris soin d’elle.
Avant de se séparer à l’entrée du hameau, Salween se tourna vers Élias et demanda :
— As-tu encore des questions ?
— Bien sûr, j’en ai une tonne ! Pour l’instant, la plus importante est que devient-on après mon petit coup de gueule de ce matin ?
— Ton petit coup de gueule ? s’étonna-t-il.
— Souviens-toi : le petit déjeuner a été vaguement chahuté… répliqua-t-il ironique.
vAh ! Eh bien, il n’y a plus de problèmes, répondit-il en hésitant.
— Mais ?
— Mais rien du tout ! intervint Gaoligong, un peu agacé par la ténacité du garçon. Les habitants du village ont vraiment fort apprécié ta tirade ; c’est exactement cela qu’ils attendaient. Les villageois ne te regarderont plus de la même manière ; ils sont extrêmement impressionnés et t’admirent beaucoup. Ça te suffit ?
— N’en rajoute pas trop, ça ferait pas naturel, rétorqua Élias. Je me contenterai de «il n’y a plus de problème » si ni les grands ni Manon ne courent de danger !
— Plus de souci, sois rassuré, déclara Salween. Autre chose ?
— C’est qui le troisième larron ?
— Le troisième larron ?
— Ben, votre frère !
D’un geste, Gaoligong arrêta Salween, qui s’apprêtait à lui révéler qui était leur comparse et il lança avec un beau sourire :
— Trouve-le. Tu auras la fin de l’histoire quand tu l’auras démasqué.
— C’est du chantage !
— Non, c’est un marché, il n’y a rien de perfide là-dedans ! répliqua Salween.
Élias fronça les sourcils, tentant de décrypter ce que cela dissimulait.
— On ne se laissera plus si facilement visiter ! ajouta Salween, toujours hilare.
— Pourquoi dois-je rassembler ta petite famille pour connaître la suite ?
— À chacun ses mystères, rétorqua Gaoligong. Ça t’apprendra à jouer cavalier seul ! Tu as trop bien caché ton jeu pour que nous dévoilions le nôtre !
vIl vous ressemble ? Je peux voir vos médaillons ? demanda Élias rapidement alors que les hommes faisaient déjà demi-tour.
— Bonne nuit ! balancèrent de loin les jumeaux en agitant une main.
Quand Élias rentra dans la hutte, ses compagnons l’attendaient de pied ferme.
— Ça fait deux jours qu’on est largués ! déclara Félix. Hier, Narbada et Tarim ne nous ont pas mis au courant mais on les sentait sur le qui-vive. Lhassa était dehors et parlementait tout le temps avec les gens du village, et tout ça à demi-mot pour qu’on ne comprenne pas. Personne ne nous explique ce qui se trame, tu disparais sans laisser de traces, même Manon ignore où tu te trouves. En plus, je ne sais pas si tu te rends compte de ce que tu as lancé dans la hutte « réfectoire ».
— Excusez-moi, je n’aurais pas dû m’ J’ai joué avec le feu !
— Mais non ! objecta Manon. Manifestement, tu as éteint un incendie ! Tu as devancé toutes les questions qu’ils devaient te poser !
— Ils en sont restés baba ! renchérit Zoé. Les vieux se sont levés, ils ont craché sur Borhut et ses sbires puis ils sont partis en tapotant sur l’épaule de Salween.
— Élias, qu’est-ce qu’ils ont fait de toi ? demanda Félix, inquiet.
Élias s’assit dans son hamac et révéla l’ensemble de ses aptitudes. Il continua en détaillant l’histoire de ce peuple. À la fin de la chronique, un grand silence tomba dans la hutte.
— C’est quoi, cette galère ? souffla Félix. On va vivre ici toute notre vie ?
— C’est possible, répondit doucement Élias. Ils ne comptent pas comme nous. Le temps n’a pas la même valeur. Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser en secondes, minutes, heures, jours, années. Eux, ils regardent le soleil et ils voient que c’est le moment de manger, de dormir. Tous les jours se ressemblent. Ils ne s’arrêtent pas de travailler, le week-end n’existe pas. Même le travail n’est pas «rentabilisé » comme nous l’
— Cela dit, hier, lors du déjeuner, dit Zoé, Salween a tenté de rassurer le clan en prétendant qu’on y arriverait bientôt.
— On est à la quantième Lune ? posa Félix.
— À la cinquième.
— Pourquoi ne t’ont-ils pas raconté celle-là ? demanda Manon.
— Ils voulaient être en famille et ils ne me la dévoileront que quand j’aurai déniché qui est leur troisième frère.
Élias les observait avaler la nouvelle, la digérer. Le silence s’épaissit. Zoé le rompit :
— T’as pu voir les médaillons ?
— Non
— Moi, j’ai vu celui de Gaoligong, intervint Manon. Il m’a demandé de lui apprendre à faire des tresses. Le médaillon est bien caché ; il est à la base du crâne, perdu dans les cheveux. C’est un aigle, comme celui que j’avais vu dans les yeux de la panthère.
En une fois, Manon pâlit, mit ses deux mains devant sa bouche en réalisant manifestement le lien existant entre plusieurs éléments. Élias la dévisagea.
— Élias, je… J’ai un horrible pressentiment… balbutia-t-elle, affolée. Il faut que je voie la panthère.
— Pourquoi ?
— C’est impossible, je dois me tromper.
— Le seul moyen de faire avancer les choses est de créer les nouvelles Lunes ! persista Félix. D’accord avec toi, la cinquième Lune doit être primordiale. Sans doute que les parents, en achetant la bergerie, ont bousillé leur plan et qu’ils nous en tiennent pour responsables !
— Ça, c’est très possible ! réalisa Zoé. Peut-être, dès lors, ce territoire-ci n’est-il qu’un refuge de quinze ans et qu’ils nous préparent à continuer la transhumance avec eux.
— Je n’en serais pas étonné, en déduisit Élias songeur. Ça expliquerait leur désir de me voir progresser dans leur domaine et la menace pour l’île de voir débarquer un agent immobilier. Le clan s’étant agrandi, il faudrait être plus d’un gardien. Voilà pourquoi ils voulaient que j’évolue plus vite, en disant que le temps presse. Ils forment alors Manon, comme Gaoligong et moi, comme Salween. Et vous, vous avez dû être coachés par le troisième triplé. Comment vous ont-ils formés, avez-vous vu un des médaillons ?
— Nous avons eu beaucoup de visites mais jamais celle de Salween et de Gaoligong. Et dans celles-ci, je ne vois pas qui serait leur photocopie. Puis, je ne joue pas avec la panthère et il n’y a qu’elle qui envoie le message, dit Zoé.
— Tu as dit que tu allais rivaliser avec moi, insista Élias.
— Oui, j’ai appris à dessiner ! Je joue avec les couleurs. J’ai appris à trouver les herbes tinctoriales, puis à jouer avec la teinture. T’as remarqué que leur sarong était tous coloré ? c’est moi !
— Les fresques sur les rochers, c’est toi aussi ?
— Oui ! mais je ne peins pas pour ne rien dire, j’aime entendre les autres et traduire en couleurs ce qu’ils ressentent.
— Waouh ! C’est génial !
— Oui, mais ça ne me paraît pas très surnaturel !
— Certes ! mais ce n'est pas impossible que ce soit le troisième jumeau qui te l'as appris. Et toi, Félix ?
— Ben, moi, c’est pareil que Zoé. Rien de surnaturel. Juste quelque chose de fort entre moi et les autres, même ceux qu’on dit différents, comme Chebbi, mais qui à mes yeux ne le sont pas...
— Vous avez acquis tous les deux un grand sens humain. Je suis certain que le troisième triplé devait souvent être avec vous. Il devait passer d’un camp à l’autre pour vous apprendre sa partie, la sagesse. T’en penses quoi, Manon ? demanda Élias.
— Je n’y tiens plus ! déclara-t-elle en se levant. Je vais voir la panthère ! Je reviendrai avec elle, on verra si elle vous parle.
Elle sortit sans demander son reste et chercha l’animal dans la nuit. Les trois autres restèrent assis, suivant des yeux son départ. Élias soupira :
— Ça ne sert à rien de faire des plans sur la comète, on va paniquer pour rien. Trouvons le troisième triplé ; il n’y a que ça qui nous permettra d’avancer.
Les grands firent la liste des personnes qui leur rendaient visite régulièrement. Cela pouvait être Narbada ; mais ils avaient l’impression qu’il était bien plus âgé que Salween et Gaoligong et, au départ, il était loin d’être enchanté de leur venue. Puis ils ont envisagé Tarim, qui était discret, patient et qui les avait aidés à construire leur case. L’âge correspondait mais il dormait au village. Or les triplés se couchaient dans la forêt.
Ils arrêtèrent leurs suppositions sur Lhassa. Salween parlait souvent avec lui, il avait doucement soutenu Élias à accepter l’isolement dans lequel on l’avait plongé. Il avait une mission auprès de Manon. En outre, son nom était très porteur de sagesse et l’homme respirait la maturité ; c’était lui qui avait parlementé longtemps avec les villageois pour la sécurité des grands.
Très possible...
Quelques doutes malgré tout : il avait une hutte à lui, où il habitait avec sa femme, Varanasi, et leurs quatre enfants. Sans doute que le temps ayant coulé, les bébés étant venus, la règle s’était assouplie ; ayant éloigné leur case du hameau, il pouvait vivre à côté des siens.
Les quatre jeunes ignoraient si les triplés avaient une compagne. Si c’était le cas, ils étaient extrêmement réservés. Élias n’avait remarqué le petit faible de Salween pour Lisu qu’il y a peu. Quant à la ressemblance, ce n’était pas parce que Salween et Gaoligong se ressemblaient que le troisième devait être leur photocopie !