

Les Cueilleurs d'Histoire
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Les Cueilleurs d'Histoire
Pour les Cueilleurs d’Histoire, le présent est un voile qui se superpose au passé. Une trame ténue et translucide derrière laquelle se cachent nos souvenirs ; ceux que l’on chéri, ceux que l’on dissimule et ceux que l’on oublie.
Les Cueilleurs d’Histoire sont les gardiens de notre mémoire collective et les témoins de nos secrets les plus intimes. Par leur simple présence dans un lieu, ils sont capables de redonner vie aux scènes du passé s’y étant déroulées. Leur pouvoir est aussi immense que leur existence est marginale. Vagabonds, ils ne sont rien de plus que des ombres errantes à la frontière de nos vies quotidiennes. Croiser la route d’un Cueilleur d’Histoire, c’est regarder chaque facette de son passé en face.
La mémoire est quelque chose d’étrange. Elle serpente dans les méandres de nos souvenirs. Fertile et fougueuse dans les tendres vallons du bonheur, elle devient source souterraine lorsqu’elle traverse les montagnes implacables de nos dénis, de nos peines et de nos silences. Mais pour les Cueilleurs, l’oubli n’existe pas. Certaines histoires sont comme des fleurs de printemps qu’ils récoltent d’un simple geste à la surface de la terre, alors que pour les plus douloureuses, les plus anciennes, il leur faut parfois creuser profond dans les sillons de la mémoire. Ces histoires-là se sont enracinées dans les replis obscurs des lieux qui les ont abrités. Elles ne se laissent pas moissonner facilement. Leurs racines plongent au plus profond de la terre, où elles se cachent, s’étiolent et se dessèchent. Comme des fossiles, elles attendent d’être à nouveau découvertes. Elles restent là longtemps, recroquevillées, à attendre qu’un Cueilleur vienne les faire éclore à nouveau au regard des vivants. Ces récits ne sont pas accessibles à tous les Cueilleurs et seuls les plus expérimentés savent comment faire germer cette mémoire au soleil du présent.
Dans mon village, les noms des Cueilleurs d’Histoire circulent discrètement. Chuchotés ou écrits sur un minuscule morceau de papier. Un mari est soupçonné d’infidélité ? Un apprenti suspecté de voler dans la caisse ? On fait alors venir un Cueilleur au village, à la tombée de la nuit. Il pénètre sur les lieux du méfait à moitié enfoui sous son capuchon et moissonne les souvenirs qui hantent l’endroit avant de repartir on ne sait où, la bourse alourdie de quelques sous. Faire appel à un Cueilleur, c’est s’exposer à des révélations imprévisibles, déconcertantes et irrémédiables. D’aucuns souhaitent savoir ce qu’il est advenu de son bétail et se voit révéler une trahison, un adultère ou un crime dont il ne soupçonnait pas l’existence. Les anciens disent à qui veut l’entendre que les Cueilleurs sont le dernier recours des sots ou des désespérés. Je pense que j’appartiens plutôt à cette dernière catégorie.
Dans les villes, où les Cueilleurs ne viennent jamais, la triche et le mensonge sont monnaie courante. Mais pour les enfants des campagnes comme moi, leur simple évocation est une injonction à l’obéissance. Nous avons trop peur que nos parents n’apprennent nos petits larcins par la voix des Cueilleurs. Leur magie est un gage d’ordre social.
Parmi les quelques noms que j’ai pu glaner tout au long de mon enfance au village, il y en a un qui fait frémir plus que les autres. Un nom que l’on prononce pour effrayer les gamins les plus téméraires. Ce croque-mitaine de la mémoire, ce Cueilleur légendaire, s’appelle Mnémos. L’été, autour du feu de camp, les anciens nous content ses exploits. Dans ces légendes, Mnémos déterre des souvenirs vieux de plusieurs siècles, résout des crimes datant de plusieurs générations, ou met fin à des guerres de succession dont tout le monde a oublié l’origine. Personne ne songerait à l’appeler pour un simple vol de poule ou une charrette vandalisée. Il est le Cueilleur des rois, des assassinats et des fléaux. Une légende que tout le monde connaît, mais que nul n’a jamais vue. Dans mon esprit d’enfant, Mnémos est aussi vrai, familier et insaisissable que le sont le vent et le soleil. Je n’avais jamais cherché à en comprendre la nature. Jusqu’à ce que je me lance à sa recherche.
On raconte que sur son chemin, les ruines prennent vie et que l’on peut entendre la harpe, le luth et le hautbois résonner à nouveau dans les murailles de châteaux depuis longtemps abandonnés. On dit que sous ses pas, on entend l’écho des épées s’entrechoquant et les râles des chevaliers tombés au combat sur d’anciens champs de bataille. On le déclare fou, perdu entre le passé et le présent, incapable de les distinguer. On le dit terré dans les régions les plus reculées, où l’Homme n’a jamais marqué la terre de son empreinte, afin d’y trouver un peu de repos.
Voilà des semaines, sans doute des mois, que je marche à sa recherche. Depuis les événements, je ne suis plus vraiment moi-même et j’ai depuis longtemps perdu la notion du temps. Seuls le passage des saisons et l’usure de mes vêtements me rappellent chaque jour à quel point ma quête semble veine, et je ne saurais plus dire si ce voyage est une fuite en avant ou une course-poursuite.
Camouflé sous une pelisse trop grande pour moi, je fais route à l’écart des chemins et des villages, chapardant dans les jardins et les poulaillers. La nuit, un simple tapis de feuilles mortes ou une anfractuosité suffisent à camoufler mon corps amaigri et à m’abriter des intempéries. Je ne suis plus un intrus dans la forêt et les bêtes ne fuient plus sur mon passage. J’ai oublié le joyeux petit pêcheur de grenouilles que j’étais jadis et je suis devenu un errant fuyant le monde. Mon plan peu paraître idiot, mais c’est le seul que l’enfant que je suis a pu élaborer. En me glissant dans la peau d’un vagabond, j'espère rencontrer des Cueilleurs et obtenir leur aide pour retrouver la trace de Mnémos. Selon ceux qui ont accepté de me parler, il vit isolé dans les montagnes du nord. C’est donc là que je me dirige.
Je n’ai pas d’argent à lui offrir et rien qui n’ait une quelconque valeur. Mon seul espoir est d’attiser sa curiosité, et pourquoi pas de l’attendrir. Après tout, mon histoire est une tragédie à ce point pathétique que ce soir d’été où tout a basculé me semble parfois irréel.
Il avait fait très chaud ce jour-là et je n’étais pas rentré à la maison en haut du village. Après une pêche miraculeuse, j’avais préféré installer mon camp pour la nuit dans un repli de la berge. Le ventre plein, je me laissais bercer par le clapotis de la rivière. Mais alors que je sombrais dans le sommeil, des éclats de voix me parvinrent de la berge opposée. Le village semblait s’animer tout à coup. Je crus d’abord à une fête improvisée et à des ruelles illuminées par la lueur des torches. Puis les flammes sont montées le long des murs et le brasier a dévoré la ville. Les voix sont devenus des hurlements et j’ai assisté à l’horreur figé dans l’obscurité sur mon recoin humide.
Je n’ai eu le courage de traverser qu’au petit matin, longtemps après qu’un silence sinistre ne se soit installé sur les ruelles calcinées. Je courus alors aussi vite que possible jusqu’à notre maison perchée sur la falaise sans croiser âme qui vive. L’air me brulait la gorge et des larmes de panique me brouillaient la vue. Arrivé devant la porte entrouverte, je retins mon souffle.
Personne. Aucune trace de mes grands-parents. Ils s’étaient volatilisés et sur les murs mon prénom avait été tracé des centaines de fois. Pris d’un vertige, je titubais dans la ruelle et m’aperçus que les inscriptions continuaient à l’extérieur, dans toute la ville. Elles m'accusaient du massacre, m’exhortaient à me rendre. J’avais malgré moi causé cette horreur et pour comprendre, il me faudrait affronter les zones d’ombre de mon histoire et remonter le fil de mes origines.
Mnémos était le seul qui puisse cueillir les secrets de ma naissance.
Photo de couverture : Joshua Earle sur Unsplash

