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Là où vit le soleil [Chapitre 5]
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Là où vit le soleil [Chapitre 5]
Wise men say
Only fools rush in
But I can't help falling in love with you
Shall I stay?
Would it be a sin
If I can't help falling in love with you?
Elvis Presley, Can’t Help Falling in Love
À l’horizon, le ciel bleuissait à peine. Les falaises résonnaient des cris encore ensommeillés de quelques moutons, et plus bas, la mer ronronnait sans relâche.
Aux alentours, il n’y avait absolument personne pour remarquer la silhouette sombre qui s’avançait énergiquement dans la bruyère, tout juste devancée par le halo d’une lampe frontale.
Le sac à dos solidement harnaché, le regard rivé sur le sol accidenté, Margot plaçait l’une après l’autre ses chaussures de marche dans les espaces laissés libres, entre rocaille et végétation. Elle ne s’autorisait que quelques secondes de temps en temps pour contempler ce spectacle qu’elle aimait tant. Tout autour : l’espace, la solitude, et devant elle la mer d’Écosse. Plus loin encore, les Îles Féroé, l’immensité, l’océan Arctique.
Elle avait quitté en pleine nuit la chaleur de la pension de Mme Mackay et traversé le village encore endormi à pas de velours pour rejoindre la lande sauvage des Highlands. La marée basse lui avait permis de franchir l’impressionnante embouchure à pied sec, et elle avait mesuré sa chance de ne pas s’être retrouvée coincée en attendant l’ouverture du bac pour traverser. Et même si l’exercice lui faisait le plus grand bien, elle se jura d’être plus prévoyante à l’avenir. Elle marchait maintenant depuis plus d’une heure, dans le froid et l’humidité, l’esprit fixé sur ce qui l’attendait à son arrivée. La pierre n’avait pas quitté ses pensées de la nuit et elle voulait arriver sur le site de ses recherches aux premières heures du jour.
Un pas après l’autre, elle avançait, résolue, au rythme de sa respiration qui formait devant elle des nuages fantomatiques.
Elle enfonça son bonnet un peu plus sur ses oreilles, et se concentra sur le bruit de ses pas sur le sol spongieux. Le soleil se levait doucement en éclairant le paysage de ses teintes mauves et dorées. Révélé par les rayons froids de l’aube, le relief écossais prenait feu par endroits. Un tableau à couper le souffle, vertigineux et superbe.
Margot sut qu’elle était arrivée en apercevant la Jeep qui montait la garde devant le cratère. Elle distingua alors une silhouette amicale et souriante qui venait à sa rencontre : le Capitaine Cameron s’avançait vers elle avec un Thermos de café à la main.
— Bonjour Capitaine. Vous êtes matinal.
— Je t’en prie, appelle-moi Cameron.
Le sourire jusqu’aux oreilles, le militaire lui tendit une tasse de café fumante qu’elle accepta avec bonheur.
— Je ne voulais pas manquer ton arrivée, reprit-il, je me suis douté que tu viendrais le plus tôt possible.
— Ah ?
— Elle a cet effet sur les gens : ceux qui ne tombent pas malades à son contact deviennent comme… irrésistiblement attirés !
À ses paroles, elle se sentit rougir jusqu’au bonnet. Elle n’avait presque pas fermé l’œil et l’image de la pierre, qu’elle avait simplement entrevue la veille, avait tourné en boucle dans son esprit. Étendue dans son lit, elle n’avait pas pu attendre le déclenchement de son réveil pour se lever, attraper les vêtements les plus chauds de sa maigre valise et venir le plus tôt possible. Les paroles du militaire la troublèrent, et elle crut percevoir une pointe de jalousie à l’idée que d’autres avant elle ait eu une relation privilégiée avec… La pierre. D’un hochement de tête, elle balaya cette pensée étrange pour se concentrer sur la conversation.
— Beaucoup de monde vient sur le site ? interrogea-t-elle.
— Non, plus maintenant. On a tout bouclé depuis plusieurs semaines. Mais je crois avoir vu ton patron au début.
— Neil Hamilton ? L’avocat ?
— Non celui qui dirige la fondation ! ricana-t-il. Je ne sais pas comment il a su, mais quelques jours après la découverte, il est venu ici. Je me souviens de lui. Le gars avait l’air d’avoir découvert une mine de diamant, on aurait presque pu voir briller les dollars dans ses yeux.
C’était la première fois que quelqu’un, en dehors de l’avocat, lui parlait du mystérieux personnage derrière la fondation. La curiosité piquée au vif, elle ne put retenir une moue de surprise.
— À quoi ressemblait-il ?
— Un grand type tout sec, genre business man, la quarantaine. Plutôt insupportable. Mais ces gars-là se ressemblent tous finalement, conclut-il en riant.
La description, à mille lieues de ce qu’elle s’était imaginée, vint se ficher au fond de son esprit, comme une donnée à traiter plus tard. Elle se détendit légèrement et ils commencèrent à marcher vers le laboratoire près duquel ronronnait un groupe électrogène. Elle déposa ses affaires à la hâte dans le préfabriqué, puis réunit rapidement un peu d’équipement dans une caisse qu’elle plaça sur le monte-charge pour le faire descendre au fond de la fosse. Elle connaissait ces gestes et les avait déjà effectués des centaines de fois lors de ses précédentes recherches sur le terrain. Elle était prête et n’avait plus qu’une seule idée en tête : descendre et commencer son travail.
Debout au bord du précipice, elle observait l’obscurité que les rayons du soleil n’avaient pas encore dissipée. Elle ralluma sa lampe frontale, et alors qu’elle s’apprêtait à descendre l’échelle, le Capitaine lui posa une main sur l’épaule et lui tendit un papier sur lequel était noté un numéro.
— Je serai présent à chaque fois que tu viendras. Premièrement, pour assurer la sécurité du site, mais aussi la tienne. La pierre a amoché pas mal de monde. Voici mon numéro, je suis disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et même si l’envie te prend de venir ici en pleine nuit, il faudra me prévenir.
Il avait retrouvé tout son sérieux et les instructions étaient claires : pas de visite surprise et une surveillance de chaque instant. Elle hocha la tête pour lui signifier qu’elle avait bien compris et entama sa descente.
Une fois en bas, Margot n’alluma pas immédiatement les spots. Leur lumière violente lui paraissait inappropriée pour commencer cette deuxième rencontre. Pour ce premier tête-à-tête, elle voulait observer la pierre au naturel, l’écouter et la sentir alors qu’elle était encore assoupie au fond de son tombeau. Elle éteignit la lampe frontale et attendit quelques secondes pour que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Très loin au-dessus d’elle les oiseaux pépiaient dans la brise qui soufflait jusqu’à elle le fracas lointain des vagues dans un ronronnement continu. Son champ de vision resta longtemps marqué d’un halo lumineux qui l’empêchait de distinguer clairement les parois autour d’elle. Seules quelques ombres floues formées par la lueur bleutée de l’aube se détachaient sur les murailles de terre. Elle était en nage. Après sa longue marche dans la lande, la sueur avait trempé sa nuque et ses tempes. Des gouttes brûlantes dévalaient le long de son dos. Parka, gants, écharpe et bonnet allèrent rejoindre le matériel sur le monte-charge, mais la morsure bienfaisante du froid ne vint pas apaiser sa bouffée de chaleur. L’air qui lui caressait la peau était tiède et humide comme une respiration chargée de terre, de résine et de sel. Immobile, elle resta à l’écoute de ses sensations jusqu’à ce que l’immense silhouette de la pierre se détache enfin des ténèbres.
— Bonjour toi, chuchota-t-elle.
Aucune lumière ne se reflétait sur la sphère qui formait devant elle un abîme parfaitement noir. Attirée, Margot avança vers elle la main tendue jusqu’à la toucher. Sa surface lisse comme du verre dégageait une tiédeur inattendue. Elle posa sa deuxième main à plat sur la pierre puis avança doucement son visage jusqu’à ce que son front rencontre la surface dure du minerai. La tiédeur et la douceur du contact rendirent l’étreinte presque charnelle. Margot ferma les yeux et s’y abandonna. Elle n’aurait su dire combien de temps elle était restée là, embrassant la pierre, quand un grondement puissant retentit au loin. Elle ouvrit les yeux et s’arracha à sa torpeur. En levant les yeux vers la surface, elle vit de lourds nuages noirs rouler à toute vitesse dans le ciel. Elle prit alors conscience que la météo des Highlands jouait contre elle et commença à s’activer, alluma les spots et après un coup d’œil rapide par-dessus son épaule pour voir la pierre se révéler dans la lumière, elle se dirigea vers le plateau sur lequel attendait son matériel. Sa main effleura le marteau à pic avant de s’en éloigner. Elle ne souhaitait pas débuter cette première journée par une dégradation et se contenterait pour aujourd’hui d’effectuer des relevés sur le sous-sol alentour. Prélever, carotter, classer, étiqueter… Margot passa la journée à exécuter des gestes mécaniques et commença peu à peu à noircir le carnet vierge qu’elle avait apporté.
La menace du mauvais temps sembla s’éloigner pour de bon. Au fil des heures, elle abandonna des couches de vêtements successives qui allèrent rejoindre le matériel sur le monte-charge. Prise dans une frénésie de notes et d’échantillons, elle s’activait dans une moiteur étouffante des perles de sueurs lui dévalant les tempes.
— Il est l’heure de commencer à remballer le matériel Miss, sinon tu risques de rater le dernier bac pour Durness.
Le Capitaine Cameron se tenait derrière elle, sa haute silhouette se dessinant à contre-jour d’un spot. Elle ne l’avait pas entendu approcher. Accroupie au pied de la pierre, de la boue jusqu’aux coudes, elle se sentit tout à coup répugnante. Elle se releva et tenta de mettre de l’ordre dans sa tenue avant de répondre d’une voix rauque :
— Je n’en ai plus pour longtemps, je serai partie d'ici à une demi-heure.
Sa remontée le long de l’échelle fut accompagnée du bruit métallique du monte-charge charriant les trésors accumulés tout au long de la journée. Lorsqu’elle émergea à la surface, un air glacial lui coupa le souffle l’obligeant à enfiler en vitesse les couches de vêtements qu’elle avait retirées au fur et à mesure de la journée.
Le Capitaine Cameron qui l’attendait à l’arrivée, l’aida à rentrer le matériel et les précieux échantillons à l’abri dans le préfabriqué.
— La journée semble avoir été productive, constata-t-il en posant une caisse remplie de boîtes soigneusement étiquetées sur la paillasse du laboratoire.
— Je reprends tout à zéro, répondit Margot. Sans vouloir vous offenser, le rapport des scientifiques de l’armée était plutôt incomplet.
La remarque fit sourire le Capitaine.
— Je vois. Dans ce cas, j’imagine que je dois te dire à demain ?
La question lui parut absurde. Pourquoi ne reviendrait-elle pas le lendemain ? Devant son air ahuri le capitaine crut bon de préciser :
— J’avais cru comprendre que cette semaine était surtout une période d’observation. Mais ta décision semble déjà prise, conclut-il embrassant la pièce du regard.
Margot regarda autour d’elle. Le laboratoire était encombré de caisses pleines de prélèvements à analyser et un carnet entièrement noirci de notes trônait sur une pile de matériel. Elle baissa les yeux sur ses mains noires de terre et réalisa qu’elle n’avait jamais envisagé de seulement observer la situation.
— On dirait bien… répliqua-t-elle simplement.
Elle prit encore quelques minutes pour mettre de l’ordre dans ses pensées, faire un brin de toilette et préparer sa journée du lendemain. Enfin, elle glissa le précieux carnet dans son sac à dos, éteignit les néons et sortit en verrouillant la porte à double tour. Elle s’apprêtait à se mettre en route pour sa longue marche de retour quand elle aperçut le Capitaine qui l’attendait adossé à la Jeep, un immense sourire sur le visage.
— Tu as l’air épuisée. Viens je te dépose.
— C’est très gentil, mais je ne veux pas abuser.
— Très bien. Alors pas de détour, mais je t’emmène au moins jusqu’au bateau. C’est sur ma route.
Perdue dans ses pensées, Margot était accoudée sous la pluie fine sur le pont du petit bac dont le passage traçait un sillon d’écume à la surface de l’eau. Il était à peine quinze heures et le soleil était déjà bas sur l’horizon. Au loin, le bal des oiseaux marins s’imprimait en ombres chinoises sur le ciel alors que Margot scrutait l’horizon sans le voir.
— Miss, souffla quelqu’un derrière elle en posant une main sur son épaule, nous sommes arrivés.
Elle sursauta légèrement avant de s’apercevoir que le bac avait pris place le long du débarcadère et que les quelques passagers présents à bord étaient déjà descendus. À côté d’elle un homme attendait patiemment qu’elle descende à quai. Sur sa veste, un écusson scratché sous le logo de la compagnie maritime annonçait laconiquement « Tom ».
Avant de quitter le bateau, elle prit la précaution de lui demander à quelle heure aurait lieu la première traversée du lendemain.
— Sept heures, avec la première marée haute.
Elle salua le marin, et remonta le quai en direction du village. Malgré son pas rapide, il faisait tout à fait nuit lorsqu’elle dépassa les premières maisons. La bruine s’était changée en neige fondue et Margot se sentait de plus en plus engourdie. Encore trois ou quatre cents mètres et elle retrouverait le feu de cheminé du salon. Les halos des lampadaires rythmaient sa marche et lui offraient des îlots de lumière bienvenus dans les rues désertes. À l’approche du B&B, elle distingua une silhouette claire qui se détachait sur le fond de la nuit et semblait faire les cent pas sous le porche. Inquiète, elle ralentit le pas jusqu’à distinguer clairement une femme âgée en robe blanche. La vision se fit de plus en plus claire et Margot fut d’abord frappée par les longs cheveux argentés lâchés au vent, puis elle comprit que la robe n’était en vérité qu’une simple chemise de nuit.
Lorsqu’elle comprit que la vieille dame désorientée arpentait la rue pieds nus, elle se mit à courir pour lui apporter son aide. Entendant Margot approcher, la femme se retourna d’un mouvement trop vif et lui saisit le bras avec une force insoupçonnée. Ses longs doigts maigres se refermèrent sur le poignet de Margot comme les serres d’un aigle sur sa proie. La femme colla son visage à la peau grêlée au sien et la fixa de son œil borgne. D’abord, Margot ne perçut que son souffle chaud et acre qui lui caressait le visage, puis elle comprit que la femme était en train de lui chuchoter quelque chose. Malgré la panique qui lui serrait la gorge, elle se rapprocha un peu plus pour mieux entendre.
— Ça a commencé… Ça a commencé… Ça a commencé…
Son chuchotement s’était changé en râle, et elle répétait la même phrase en boucle. Margot se sentait figée, saisie dans une torpeur qui l’empêchait de repousser la femme dont la prise s’était encore resserrée sur son bras.
— Ellen !
Moira venait d’apparaître devant la porte de la pension et fixait la scène l’air outré.
— Ellen viens par ici veux-tu, dit-elle avec douceur en saisissant la femme par les épaules avec précaution. Laisse Margot, tu lui fais peur. Je vais te ramener chez toi, tu vas prendre froid.
Lentement, Moira s’éloigna en la soutenant par le bras et elles traversèrent la rue avant d’entrer dans la petite maison blanche juste en face. La même maison dont Margot avait plusieurs fois surpris les rideaux bouger. Ellen était donc la voisine curieuse qui l’espionnait depuis son arrivée.
Quelques minutes plus tard, Moira ressortit de la maison. Elle resserrait son châle autour de ses épaules lorsqu’elle arriva à hauteur de Margot qui l’avait attendue, incrédule, sur le trottoir. Lorsqu’elle lui fit signe, Margot la suivit à l’intérieur. La chaleur du vestibule lui fit l’effet d’une claque.
— Je suis désolée pour ça Darling. Ellen est comment dire… perturbée. Il lui arrive de se perdre dans ses pensées et de faire peur aux touristes. Mais elle n’est pas méchante.
— Elle… Elle vit seule ? hasarda Margot.
— Oui. C’est une longue histoire. Ellen a perdu sa famille et les gens du village sont superstitieux. Ils préfèrent ne pas l’approcher.
— Elle avait l’air terrorisée.
— Oh oublie ça ! Ellen dit beaucoup de choses, et aucune n’a vraiment de sens, coupa-t-elle avec un sourire. Viens par ici, j’ai préparé de la soupe et tu es frigorifiée.
Photo de Ronan Furuta sur Unsplash

