Chapitre 1
Chapitre 1
Le 12 avril
Cher journal,
J'ai toujours trouvé idiot de raconter sa vie dans un cahier. Quel processus mental cela peut-il servir de coucher sa vie sur papier ? Pourtant, aujourd'hui, j'ai vraiment besoin de raconter la mienne en faisant comme si quelqu'un m'écoutait et pouvait éventuellement me répondre bien que je sache pertinemment que tu ne peux absolument pas interagir avec moi. Tu seras comme le prolongement de mon inconscient. Tu m'aideras à organiser mes pensées car depuis peu, il y règne un tel désordre que je n'arrive plus à réfléchir sans qu'une idée n'en appelle une autre et ne m'entraine bien loin du sujet initial.
Je serai sans doute partiale vu que je vais faire appel à ma mémoire et que chacun sait qu'elle s'accommode très bien des petits arrangements personnels avec la vérité. Je tenterai toutefois d'être le plus honnête possible sur les événements que je vais te confier. Mentir à son journal reviendrait à se mentir à soi-même. Et comment trouver la réponse à mes questions si je me refuse à la vérité ?
*****
Alors voilà...
Tout commença à Haut-Breuil, le village de pêcheurs où je suis née et ai vécu presque toute ma vie, alors que je me rendais au marché. Lieu de rencontres et d'échanges où l'on vient autant pour acquérir l'indispensable que pour glaner le superflu. Chacun espérant rentrer chez lui avec autant de légumes frais que d'informations sur ses voisins, amis ou non, afin d'alimenter la conversation avec ses proches.
Alors que j'arrivais juste, un attroupement se formait. Je compris de suite qu'une bagarre venait d'éclater. Il me semble que la rixe survenue ce jour-là avait pour origine le vol d'un fruit par un gamin. Dans les ports de pêche comme le nôtre, lorsque les pères sont au large, les enfants sont un peu trop libres. Certaines mères ont du mal à garder leurs garçons sagement à la maison. Ils ont une tendance à se faufiler hors des murs pour se retrouver en bande. Tu imagines bien toutes les bêtises qu'ils peuvent alors inventer pour impressionner leurs pairs. Ce ne sont pas de mauvais bougres et en grandissant ils deviennent de parfaits mousses sur le bateau familial.
Habituellement, lorsque survient un voleur de pomme, soit l’enfant court assez vite et c'est auprès de sa mère que se présente le marchant pour se faire payer le larcin avec un petit supplément pour la gêne occasionnée, charge ensuite aux parents de décider de la punition à infliger au garnement, soit il se fait prendre et corriger sur le champ par le commerçant lésé. C'est ce qui se produisit ce jour-là. A peine le fruit attrapé, une énorme main s'abattit sur le col de ce pauvre bonhomme qui se mit à hurler plus de peur que de douleur. Ce fut sans doute ce cri qui attira l'attention de cet homme qui visiblement n'était pas au fait de nos coutumes. Il voulut dégager le petit en s'interposant physiquement. Bien mal lui en prit. Ce fut sur lui que le coup de pied destiné au séant du voleur atterrit. Quelques noms d'oiseaux plus tard, le maraîcher et l'étranger échangeaient force coup de poings sur le pavé sous le regard ébahi de certain et ravi des autres.
Je me teins à l'écart de ce remue-ménage de peur que la bagarre ne devînt générale. C'est parfois dans ce genre d'occasions que se règlent de vieux contentieux. Heureusement, ce ne fut pas le cas ce matin-là et, une fois le calme revenu, l'étranger quitta le marché un œil poché et la lèvre fendue. Cet épisode alimenta longuement les conversations. Qui était-ce ? D'où pouvait-il bien venir ? Mais surtout, de quoi se mêlait-il ?
Le marché se composait en général des mêmes étales tenues par les mêmes marchands. Certains étaient des fermiers du cru - comme le fils Daluste victime du vol de ce jour - d’autres apportaient des marchandises de Caldora – la grande ville à une heure de voile où toutes matières premières, produits d’artisanat et informations sur la vie du royaume convergeaient avant de se répendre via les voies navigables et carrossables – d’autres arrivaient de l’intérieur des terres suivant un parcourt d’itinérance qui leur permettait de visiter chaque village du haut plateau ou de contrées plus lointaines encore.
Lorsque je rentrais enfin à la maison, maman était déjà au courant de l'incident et, bien que la voisine lui en ait déjà raconté les menus détails, elle insista pour que je lui donne ma version des faits. Un gamin, un fruit, le fils Daluste mécontent, un inconnu, une bagarre... Qu'ajouter à cela ? Je ne savais rien de cette personne. Que pouvais-je en dire ? Ne l’ayant pas vu, je ne savais même pas de quel enfant il s’agissait. Maman fut visiblement déçue de mon compte rendu. A son âge, elle commençait à avoir du mal à se déplacer et une de ses rares distractions était justement les ragots et autres cancans qui venaient jusqu'à elle. Agacée par son insistance je pris la décision d'aller marcher le long du rempart. Marcher apaisait mon esprit à la manière d’une prière silencieuse.
*****
Coincé entre mer et montagne, Haut-Breuil a pour particularité que son port prend place au pied des falaises. On y accède par des marches irrégulières creusées à même la roche. C’est en haut de ces marches, le long de la corniche, qu’un muret, pompeusement appelé rempart, sert de garde-corps. Depuis le rempart s'offre une vue extraordinaire sur le large où, selon le temps, pointe de-ci de-là une voile ou s'étend un épais ruban de brume masquant l’horizon. Parfois je marche le long du rempart juste pour me vider l'esprit. D'autres fois, je m'assois sur ce muret le nez au vent. Il est assez étonnant d'observer à quel point ces moments à ne rien faire apaisent l'âme, la ressource et redonnent une impulsion au corps pour retourner à ses tâches. Celle qui me demandait le plus d'énergie en cette période étant de cohabiter avec ma mère sans l'étrangler.
J'en étais là de mes réflexions lorsque je sentis une présence derrière moi. Je me tournais pour saluer la personne. Etant née et ayant grandi dans ce village, j’y connais tout le monde. Mais ce visage-là, bien que déjà croisé, ne m'était pas familier. Il me sourit et, entre son œil tuméfié et sa lèvre fendue, cela ressemblait bien plus à une grimace qu'à un salut amical. N'ayant pas répondu à son sourire, je crus qu'il tournerait les talons et poursuivrait sa route. Au lieu de cela, il s'installa lui aussi sur le muret à quelques centimètres à peine de moi. Tous mes muscles se tendirent alors. Sans doute un réflexe primaire pour se préparer à la fuite lorsque l'on sent qu'un danger se présente.
— C'est agréable de sentir cette brise, dit‑il d’un ton léger.
Je n'en revenais pas qu'il ose m'adresse la parole sans y avoir été invité. Il était hors de question que je lui réponde. C'était sacrément cavalier de s'imposer de la sorte.
— Pourquoi les gens vous appellent « la liseuse d'âmes » ? m'a-t-il demandé le regard vers l’horizon comme s'il ne s'adressait pas tout à fait à moi.
Le mien, de regard, à la fois interrogateur et accusateur reçut pour réponse que c'était ainsi que les gamins qui jouaient sur la place m'avaient appelé lorsque j’étais arrivée. « Mia, la liseuse d'âmes »
— Je pensais que plus personne ne m'appelait ainsi depuis longtemps, grommelai-je.
— Me direz-vous pourquoi vous avez hérité de ce surnom ?
— C'est parce qu'il y a quelques années, j'ai eu une période, disons, ésotérique. Je croyais pouvoir deviner la vraie nature des gens en les regardant dans les yeux, avouais-je tout en me maudissant d'avoir répondu car cela l'encourageait à poursuivre la discussion.
— Vous n'y croyez plus désormais ?
— Je prétends que non pour que l'on ne m'ennuie plus avec cela.
— Donc vous y croyez encore, affirma-t-il avec malice. Que vous dit votre lecteur d'âme à mon sujet ?
Par timidité, j'avais gardé le nez baissé jusque-là. Je ne l'avais pas regardé en face et moins encore dans les yeux. Je jetai un bref regard sur son visage avant de répondre.
— Cela va être difficile de vous sonder avec votre œil poché.
— Vous marquez un point. Je vous reposerai donc la question lorsqu'il aura retrouvé son état normal.
— Vous pensez rester assez longtemps pour cela ? demandai-je avec sans doute trop d'empressement et de reproche dans la voix.
— Hum... C'est fort possible oui.
Un silence à la fois gênant et salutaire s’installa. On n’entendait plus que le bruit familier des vagues qui s’écrasaient au pied des falaises. J'espérais que n'ayant plus de répondant à son désir de conversation, il finirait par s'en aller. Mais non...
— Je ne me suis pas présenté.
— Et pourtant tout le monde ne parle que de vous.
Je me mordis la langue d'avoir répondu si spontanément. S'il y avait une personne dans ce village que les rumeurs laissaient indifférente, c'était bien moi.
— Oui, dit-il d’un ton amusé. Visiblement, mon intervention au marché a fait de moi l'objet de toutes les conversations de la journée. Ce n'était pas très malin de ma part d'intervenir mais je ne supporte pas que l'on moleste un enfant. Il y a bien d'autres façons de leur apprendre à se comporter en société. Quoi qu'il en soit, je m'appelle Silas. Je suis enchanté de faire votre connaissance Mia, la liseuse d'âmes.
— Silas ? C'est original, dis-je d'un ton neutre.
— Une fantaisie maternelle.
Il marqua une pause.
— J’ai perdu mes parents il y a quelques années.Je viens d’un pays où la règle veut qu'à la mort du père, l'aîné hérite de tous les biens. Il a ensuite pour devoir d'aider les autres mâles de la fratrie à s'établir ailleurs, si possible assez loin pour ne pas risquer de devenir une menace pour l'héritage fraîchement obtenu.
C’était en respect de cette règle, étant le cadet, qu’il avait donc pris la route pour trouver un lieu qui lui conviendrait à lui comme à son frère. Lorsqu'une ville lui plaisait, il s'y installait le temps de s'assurer qu'il s'y sentait bien et qu'il y serait accepté par les habitants. Cela ne s'était pas produit lors de ses haltes précédentes. Et au vu de son arrivée remarquée, il me semblait assez improbable qu'il lui soit fait bon accueil chez nous. La question que je me posais alors était : Peut-on trouver un endroit où l'on se sente comme chez soi lorsque l'on a dû quitter les siens contraint et forcé ? Ne devient-on pas un éternel errant lorsque l'on est déraciné ?
Je ne sais toujours pas aujourd'hui pourquoi je l'ai écouté ni pourquoi il s'est ainsi confié à moi. Je suppose que lorsque l'on est sans cesse sur la route, on cherche à tisser des liens rapidement pour se sentir moins seul. Étaient-ce ses cheveux bruns, son teint clair, ses yeux verts inhabituels dans notre région ou son évidente éducation qui me poussaient à rester attentive à ses confidences ? Alors que j'avais été d'un abord plutôt abrupt, je m’adoucis au fil de ses confidences, ne voulant probablement pas en rajouter à son évident fardeau.
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