Le Souffle du pain
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Le Souffle du pain
Il était nuit. Il regardait le four froid depuis des années. Il se
demandait pourquoi il avait accepté de le rallumer. Pourtant, il
saisit les dernières bûches et les disposa comme il savait le
faire.
Honoré Marcel n’avait jamais eu d’enfant. C’était son plus grand
regret. Il avait aimé Angèle Maricot. Elle était jeune et belle.
Elle avait des cheveux noirs, qu’elle nouait avec un ruban rose, et
des yeux qui souriaient tout le temps. Ils s’étaient mariés un
beau jour de printemps, au milieu des vivats de tout le village. On
leur avait jeté des fleurs et des vœux de bonheur alors qu’ils
traversaient la place inondée de soleil. Les cloches sonnaient et
les pitchounes couraient autour du couple en riant. Il y avait eu une
fête magnifique, on avait mangé, bu et dansé jusque tard dans la
nuit. La nuit, et son parfum de thym et de pierre chauffée.
Il faisait du pain comme son père avant lui. Elle était lingère. Ils
n’avaient pas un grand bien, seulement une petite maison et
quelques champs qu’ils louaient pour presque rien. La nuit, il
pétrissait la pâte avec toute la vigueur de sa passion. Il la
nourrissait de sueur et d’efforts. Il cuisait ses miches dans un
four à bois. Les jours où il ne travaillait pas, on le voyait
traîner sa carriole dans les collines, il choisissait les branches
qui cuiraient son pain.
Angèle avait fait deux fausses-couches. On avait dû faire venir le médecin
parce qu’elle avait beaucoup saigné. Plus tard, la soigneuse avait
murmuré des paroles obscures et brûlé du romarin au dessus du
ventre infécond. Et puis il y avait eu l’hiver 1956. Le froid
pénétrait tous les êtres. Il laissa son empreinte mortelle sur la
jeune femme anéantie. L’enterrement fut à la hauteur de la
tristesse du veuf. Les enfants y chantèrent des paroles ailées, on
promit à la défunte une félicité éternelle, et on se sépara.
Honoré était seul.
Pendant quelques mois, il poursuivit son travail. Mais son pain n’avait
plus le même goût, il était devenu dur comme les pierres, il était
parfois trop cuit, parfois pas assez. Et puis, il n’en fit plus
tous les jours. Les habitants du village essayèrent de le soutenir.
Il continuèrent de venir. On reprocha leur choix aux premiers qui
choisirent de l’acheter au village voisin. Mais tout le monde finit
par faire pareil.
Honoré ne sortait plus beaucoup. Il partait quelques fois dans les collines,
mais revenait les mains vides, voûté et titubant. Il buvait
beaucoup de vin et ses cheveux blanchissaient presque à vue d’œil.
Son cœur ne crépitait plus et le four restait aussi froid qu’un
mort.
Claudia Visconti et son fils Mathéo avait passé la frontière de Vintimille
depuis deux semaines. Elle avait quitté son village parce que Mathéo
était le fruit d’une rencontre d’un soir. C’était un
déshonneur pour la famille. Ses parents avaient essayé de faire
passer l’enfant, mais il désirait vivre. Ils avaient tenté de
cacher la naissance, de faire croire que c’était le fils d’une
cousine éloignée. Mais les rumeurs avaient été plus fortes, et
ils finirent par chasser la mère et l’enfant. Elle vécut quelques
années à la ville, chez une tante acariâtre qui l’exploitait. Et
puis elle partit, vers la France, chercher une autre vie pour son
fils.
Le soleil était fort, ça sentait le thym sec et la poussière. Elle
marchait sur les chemins rocailleux quand elle entendit un cri qui
déchira le vacarme des cigales. Il venait d’une petite pinède sur
sa droite. En s’approchant, elle aperçut une forme blanchâtre au
pied d’un pin qui ne tamisait qu’un peu la lumière éclatante.
Un homme était assis, une bouteille de vin à la main. Il était âgé
et sale. Claudia protégea Mathéo en le cachant derrière elle.
L’homme les aperçut et essaya maladroitement de cacher sa
bouteille. Il essuya ses yeux et les regarda. Elle lut rapidement
dans son regard qu’ils ne risquaient rien. Elle imagina en un
instant le passé tragique de cet homme qui avait échoué là, et
sentit une bouffée de compassion qui lui grimpa jusqu’aux yeux.
— Va tutto bene ? demanda-t-elle doucement.
Honoré ne comprit pas les mots. Pourtant il fit un signe et grommela quelque
chose.
— Cherchiamo un riparo per la notte, ajouta-t-elle, puoi aiutarci ?
Il ne comprenait pas, alors elle dessina une maison dans le ciel et
colla ses deux mains jointes contre sa joue. Honoré était hébété,
il hésita un moment. Il regarda le visage fatigué et triste de
l’enfant qui dépassait de la jupe de sa mère. Il se releva en
s’appuyant contre l’arbre, ses genoux craquèrent et son dos lui
fit mal. Les cigales se sentirent menacées et se turent. Il fit un
signe de la tête et se mit lentement en route, suivi par les deux
autres. Les cigales se remirent à chanter le soleil.
Ce qui frappa le plus Claudia lorsqu’elle pénétra dans la petite
maison d’Honoré, c’est l’absence de couleur. Tout était froid
et terne. Les volets étaient fermés et le temps semblait figé. On
avait l’impression que personne n’habitait là. La seule trace de
vie, c’était les bouteilles vides qui encombraient la petite
table. Honoré les devança à l’étage. Il ouvrit une petite
chambre envahie de poussière et de toiles d’araignées. Il désigna
le lit et partit. Elle l’entendit descendre les escaliers et
sortir. Elle le vit traverser la rue, ouvrir une porte sur le
trottoir d’en face et disparaître.
Ils avaient un abri pour la nuit. Elle posa dans un coin le petit
baluchon qui contenait toute sa vie. Mathéo sauta sur le lit, un
nuage de particules se diffusa dans la pièce. Elle sourit. Elle
ouvrit la fenêtre en grand, ôta le dessus de lit et le secoua à
l’extérieur. Le petit garçon l’aida à passer le balai qu’elle
trouva en bas. Il s’amusa à agacer une faucheuse qui s’était
accaparé le dessous d’une table de nuit. Ils ne trouvèrent
presque rien à manger. Ils durent se contenter d’un peu de fromage
et de pain rassis qui semblait avoir été abandonné pour les
nécessiteux. Ils s’endormirent l’un contre l’autre en
regardant la lune.
Au matin, la mère et son fils dégotèrent du café dans une vieille
boîte en métal. Le parfum embauma la pièce sombre d’une odeur
réconfortante. Elle avait ouvert les fenêtres et commençait à
débarrasser la table quand Honoré entra. Ses cheveux blancs
éparpillés semblaient défier la gravité. Cela fit sourire Mathéo.
Il regarda la pièce inondée de soleil et fut pris de colère.
— Vous ne pouvez pas rester, vous devez partir maintenant.
— Non capisco, dit-elle pour gagner un peu de temps.
Alors il essaya de mimer un départ. Il fit mine de se mettre un baluchon
sur l’épaule et commença à marcher sur place en agitant le bras.
Mathéo, qui ne comprenait rien, riait. Il se croyait au spectacle.
Claudia lui dit :
— Potrei aiutarti, pulire, dit-elle en agitant un chiffon imaginaire et en
pagayant dans l’air chaud.
Et elle ajouta tout un flot de paroles incompréhensibles. Elle parla si
longtemps que le pauvre Honoré finit par rendre les armes et
ressortir. Claudia s’en voulait un peu de s’imposer ainsi, mais
elle était aussi perdue qu’Honoré était solitaire. Elle devait
protéger son fils et lui trouver une vie.
En faisant le ménage, elle trouva une petite boîte en bois rangée
tout au fond du buffet. A l’intérieur, il y avait un peu d’argent,
un ruban rose et une photo. On voyait Honoré et une jeune femme
poser devant un four immense. Elle tenait une miche de pain et
souriait, il portait un tablier blanc et la regardait.
Cependant, l’arrivée des deux italiens n’était pas passée inaperçue dans
le village. Les gens parlaient déjà. La vieille Marguerite était
passée plusieurs fois devant la maison, elle avait entendu parler
italien. Elle était sans doute aussi vieille que le village, elle
avait vu naître tout le monde et savait tout sur tous. Elle aimait
raconter les histoires des autres et prenait un malin plaisir à
juger de leurs valeurs. Elle expliquait ce qui était bien et ce qui
ne l’était pas. Elle trouvait normale la douleur d’Honoré et
salutaire sa déchéance. Elle n’accepta donc pas qu’une jeune
inconnue et son fils habitent chez lui, et le fit savoir à qui
voulait l’entendre.
Aussi l’accueil fut glacial lorsque Mimine, qui tenait le petit seul
petit commerce du village, vit débarquer Claudia et son fils. Elle
avait bien connu Angèle, alors elle ne les salua pas et semblait
n’attendre que leur départ pendant que l’italienne choisissait
ses légumes. Mathéo vit des enfants qui jouaient autour d’une
fontaine, sur la place du village. Il voulait les rejoindre mais sa
mère le prit par le bras et l’entraîna vers la maison.
Ce fut surtout l’odeur du potage qu’avait préparé Claudia qui
attira Honoré. Quand il entra dans la pièce, elle se précipita
vers lui et le guida jusqu’à une chaise. Elle avait déjà disposé
une assiette creuse et une cuillère. Elle lui servit une louche de
soupe fumante, versa un filet d’huile dessus et y ajouta quelques
dés de tomate et d’oignons crus. C’était ainsi qu’on la
mangeait dans son village. Il la regarda de ses yeux tristes. Elle
sourit. Le liquide chaud et sapide réchauffa un peu son cœur.
Les jours qui suivirent furent consacrés au nettoyage en profondeur de
la maison. Claudia recousit les rideaux qui partaient en lambeaux,
envoya Mathéo cueillir des fleurs dans les champs et se débarrassa
des bouteilles vides. Elle cuisinait en chantant les vieilles
chansons de son enfance. Elle mélangeait l’ail, les tomates, les
aubergines et l’huile d’olive comme elle avait vu sa mère le
faire. Vers 17 heures, elle partait avec son fils marcher dans les
collines. Elle entendait toute la désapprobation des gens qui
parlaient à leur passage, mais elle faisait mine de ne pas les
comprendre.
Honoré s’était installé dans son atelier. Il dormait sur un petit lit de
fortune, au milieu des derniers sacs de farine. Il y passait ses
journées à boire et à râler contre cette italienne qui s’était
imposée avec son fils. Et puis le soir il allait manger avec eux,
incapable de leur reprocher quoi que ce soit.
Les semaines passèrent. La chaleur devint plus accablante. Claudia
descendit plusieurs fois jusqu’à la ville et son marché animé.
Elle acheta du miel, de la lavande et de l’huile d’olive. Elle
entendit parler italien et espagnol. Ils étaient nombreux comme
elle, à avoir tout quitté. Elle vit les promesses de richesse en
passant devant une villa incroyablement moderne. Là, elle passait
inaperçue.
Honoré buvait moins, il passait ses journées dans les collines à écouter
la nature. Il emmena plusieurs fois Mathéo avec lui, le gamin
s’ennuyait tellement. Il lui montra la mer au loin et des îles qui
se doraient au soleil. Il lui montra les sources fraîches et les
pissenlits sauvages. Ils mangeaient des pignons de pins et
ramassaient du romarin. L’enfant chantait de sa voix d’ange les
chansons de sa mère. Honoré murmurait les refrains de vieilles
chansons provençales. Dans le village, on entendait deux sons de
cloche. Certains cancanaient sur l’incongruité et l’immoralité
d’une telle relation, d’autres disaient qu’il fallait les
laisser tranquilles et qu’Honoré avait assez souffert, qu’il n’y
avait rien de malsain et qu’ils ne gênaient personne.
Lorsqu’il pénétra dans la petite pièce ce soir-là, son regard fut tout de
suite attiré par un tas de bois, des branches de pins secs que
Claudia avait ramassées. Il l’interrogea des yeux. Elle lui
répondit en regardant Mathéo. Il fit non de la tête et s’assit.
Ce qu’elle lui demandait, il ne l’avait pas fait depuis très
longtemps. Il ne savait même plus s’il en était capable. A la fin
du repas, elle débarrassa bruyamment. Chaque tintement des assiettes
et des couverts résonnaient comme un reproche. Il soupira, saisit le
fagot et invita l’enfant à le suivre d’un signe de tête.
Claudia était émue, elle dût se détourner en regardant son fils
s’éloigner avec Honoré.
Mathéo observa avec attention le vieil homme qui mélangeait l’eau, le sel
et la farine. Et puis il dût mettre la main à la pâte. Il sentit
la substance moelleuse et élastique coller à ses doigts fins et se
lier graduellement.
— Non, pas comme ça, lui dit doucement Honoré, tu dois laisser entrer
l’air dans la pâte avant de le chasser, comme si tu la faisait
respirer.
Mathéo ne comprenait rien, alors le boulanger lui prit les mains et lui
apprit les gestes, comme son père l’avait fait avec lui. Ils
pétrirent en silence pendant des heures. Et puis le garçon regarda
le vieil homme disposer le bois dans le grand four. Le boulanger se
tourna ensuite vers lui et lui tendit une boîte d’allumettes.
Mathéo en gratta une et la lança dans le four qui s’embrasa. Il
regarda les flammes danser et ne vit pas Honoré pleurer.
Au matin, Claudia installa une petite table sur le trottoir. Elle y
disposa des miches gonflées, croustillantes et encore chaudes. La
fumée odorante du boulanger avait diffusé la nouvelle de la fournée
dans tout le village. Les premiers habitants ne tardèrent pas à
arriver. Elle leur offrit presque les pains. Mimine discutait avec
Marguerite au bout de la rue. La jeune italienne leur envoya un
sourire.