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Marcel
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Marcel

Veröffentlicht am 24, Dez., 2024 Aktualisiert am 24, Dez., 2024 Drama
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Marcel


Marcel


– Vous voyez bien qu’il faut m’emmener avec vous. Moi, vous savez, je suis un chien perdu. Et vous savez, les chiens perdus, on croit qu’ils sont perdus, mais ce n’est pas vrai. Ce sont des chiens qui cherchent leur vrai maître. Ce sont des chiens tout pleins d’amour, et qui n’ont pas pu le donner…Vous n’en voulez pas, vous, de l’amour, du vrai ?


– Bien sûr que j’en veux de l’amour, et du grand même ! Mais qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse, moi, de vous ? Si encore vous étiez un vrai chien, ça servirait, vous chasseriez les voleurs. Mais là, franchement, je ne vois pas… Vous pourriez peut-être aider aux champs, c’est bientôt la récolte des abricots, on a besoin de

bras dans la vallée. Mais ça dure pas longtemps. Et pour ce qui est de l’amour, n’y comptez pas trop ! Parce qu’un noir comme vous, les gens vont avoir peur.


Alors ils se mirent en route. L’intrus monta dans la carriole surchargée qu’un âne tirait péniblement, et qu’Aymé devait traîner. Il était venu à la ville parce qu’Angèle, la fille du vieux Marius, elle allait se marier avec un de la vallée d’Aspin, et qu’il leur fallait des meubles. Alors il était allé aux puces parce qu’il l’aimait bien, Angèle. Elle lui offrait toujours le café quand il passait devant chez elle vers midi, et que le soleil lui faisait bouillir l’écorce. Elle était jolie, mais elle était un peu jeune pour lui, alors il l’épousait avec les yeux.

Il y en avait bien pour deux jours pour remonter toute la vallée de la Durance. Il faudrait qu’ils s’arrêtent pour dormir.


– Et vous avez une couverture quand même ? C’est que les nuits peuvent être fraîches…

– Je n’ai rien de plus que ce que j’ai sur le dos.

– Bon, on verra, peut-être que j’ai une vielle toile, vous pourrez vous rouler dedans.

– Sinon, je dormirai en boule à côté de l’âne.


Aymé, il l’avait déjà fait plusieurs fois, il tenait chaud, l’âne.

C’était un homme de la campagne. Sa mère, quand elle était partie, lui avait légué une petite ferme avec des grands champs fertiles. Il connaissait le métier, il avait commencé tout petit avec son père. C’était avant qu’il n’aille se faire tuer à la guerre. Il était encore petit. Il s’en souvenait. Le gendarme était venu déposer une lettre pour sa mère. Elle disait : « Je vais sûrement mourir ici, parce que tout le monde meurt ici. Alors

occupe-toi bien de l’âne, et pense à bien nourrir les lapins, au moins trois fois par semaine. Si tu as besoin d’argent, regarde dans ma cachette secrète, il y en a bien plus qu’il ne faut. Allez, je te laisse. Au revoir. » C’était un camarade qui avait écrit, parce que son père ne savait pas, et c’était le gendarme qui avait lu, parce que sa mère ne savait pas.


Les deux hommes traversaient les champs. Ils ne parlaient pas, ils n’en avaient pas besoin, ils voyaient le blé jaune onduler et le ciel bleu. Le soir, Aymé lui demanda :


« Et vous venez d’où comme ça ?

– Je suis né en Afrique, et mes parents m’ont envoyé pour faire fortune. Ils disaient que comme je savais bien parler, ce serait facile pour moi. Mais c’est pas facile.

– L’Afrique ! C’est un sacré voyage ! Je connais quelqu’un qui est parti là-bas, un grand, avec une tignasse rouge. On s’était battus à la fête à Manosque parce qu’il croyait que je regardais sa promise. C’est vrai que je la regardais, mais je faisais rien de mal.

– Chez nous, on dit qu’il faut toujours se méfier des blancs, qu’ils sont trop possessifs. Quand ils ont un peu d’amour, ils ne le partagent avec personne, reprit l’intrus après un long silence. Si long qu’Aymé ne savait

presque plus pourquoi il disait ça.


Le jour se levait à peine, les premières familles d’oiseaux s’éveillaient. Sans dire un mot de plus, ils rangèrent les toiles et se remirent en route. L’air était encore frais, et Aymé se disait qu’il aurait bien eu besoin d’un petit remontant. Normalement, ils seraient arrivés dans la soirée, il pouvait attendre.

À bientôt trente-cinq ans, il ne s’était jamais marié. Il avait connu une femme, une fois, elle lui plaisait bien. Ils avaient discuté de la meilleure façon de cuire le poulet. Lui, il n’en connaissait qu’une, alors il n’avait pas dit grand-chose. Il l’avait surtout regardée. Mais elle était partie comme une grive, sans même lui dire au revoir.


– Tu as connu une femme, toi ? demanda-t-il.

– Oh oui ! Elle était belle comme un matin, pleine de promesses et douce comme l’ombre d’un flamboyant. On devait se marier, mais elle est morte, on n’a pas pu la soigner. C’est pour ça que j’ai tellement d’amour, c’est tout l’amour que je n’ai pas eu le temps de lui donner.


La Durance ne coulait pas beaucoup en ce début d’été. Les cigales saturaient l’espace, ça sentait le thym et la pierre sèche. Ils prirent par Oraison. C’était un peu plus long, mais ça montait moins. Ils n’auraient qu’à traverser le plateau de Valensole et ils arriveraient.


– Moi, j’ai jamais osé parler avec une femme. Je n’ai jamais su. De tout le temps que je les ai vus ensemble, je crois que je les ai jamais vraiment entendus parler, mes parents. Ils se disaient tout en silence, avec les yeux. Sauf que moi, le silence, je sais pas le parler. Alors les filles, elles me comprennent pas quand je les

regarde.


– Tu sais, quand j’ai rencontré Kayla, j’ai rien pu dire. Pourtant, je suis bavard, mais là, rien ne sortait, je me sentais bête. Alors je suis resté à côté d’elle, j’ai attendu qu’elle me remarque. Et comme elle me remarquait pas, et que moi je transpirais, j’ai voulu m’enfuir. Mais elle m’avait remarqué, elle me l’a dit après, elle m’a dit qu’elle faisait semblant.


Le plateau de lavande emplissait les narines, et ils marchaient au milieu de cet océan mauve comme des bienheureux.


– Je t’ai même pas demandé ton nom…

– Je m’appelle Marcel. Mes parents m’ont appelé comme ça parce qu’ils avaient un livre de Marcel Pagnol. C’est pour ça aussi qu’ils m’ont dit de partir, j’étais trop triste, ils disaient que je ne pourrais qu’être heureux ici.

– Moi, je m’appelle Aymé. Parce que mes parents ils aimaient bien.


Et la marche silencieuse reprit. Aymé pensait qu’il aimait bien parler avec Marcel, qu’il était brave. Le bruit de leurs chaussures qui grattaient la rocaille se perdait dans le vaste espace des champs fleuris. Le soleil commençait à faiblir, et un vent tiède caressait leur visage. Aymé connaissait bien tout ça, et il pensait à Angèle. Lui-aussi il serait capable de rester à côté d’elle et de transpirer. Il transpirerait des litres même, s’il

le fallait. Parce que maintenant qu’il connaissait le secret, il osait s’avouer qu’il l’aimait bien, bien plus que ça même.


– Marcel, l’amour, tu crois que c’est partout pareil ou que ça dépend des régions ?

– Je ne sais pas trop. Je crois que ça dépend si tu le donnes ou si tu le reçois. Peut-être que les femmes, elles ne le reçoivent pas partout pareil, mais je suis sûr qu’on le donne tous de la même façon.


La petite ferme d’Aymé apparaissait au loin, un bâtiment simple et bas, aux fenêtres petites, entouré de champs et d’arbres. Le crépuscule atténuait déjà les couleurs quand ils arrivèrent. Aymé libéra l’âne, qui partit brouter ses orties préférées. Ils s’assirent autour d’une vieille table en bois et mangèrent en silence un peu de pain rassis et de fromage.


– Tu vas dormir dans la chambre des parents. C’est pas très propre parce que je n’y vais plus depuis longtemps, mais dans mes souvenirs, le lit était bon. Demain, on ira voir Angèle, on lui mènera ses meubles.


Aymé ne dormait pas parce qu’il pensait à elle. Il se demandait s’il transpirerait comme Marcel avec Kayla, et ça l’inquiétait beaucoup. Dans l’arbre près de la grange, la chouette hululait ; sans doute un mulot. Il se leva et ouvrit la fenêtre. La lune éclairait comme en plein jour. Marcel était debout dans le chemin, parfaitement immobile. Il semblait contempler le paysage. Il avait dû en voir pas mal, des paysages. Alors Aymé referma doucement ; il ne voulait pas le gêner.

L’âne râla un peu lorsqu’il fut rattaché, mais il se mit en route. C’était encore une journée pure, remplie de soleil et de cigales. Ils arrivèrent à la ferme du vieux Marius. La porte était ouverte. Aymé cria, et une voix d’homme répondit :


– Qui c’est ?

– Oh, Marius, c’est Aymé, je te mène les meubles !

– Oh, Aymé ! Bouge pas, j’arrive.


Le vieux Marius sortit de la maison en soupirant et en ajustant son chapeau. Il s’arrêta net lorsqu’il vit les deux hommes. Cette pause, Marcel la connaissait bien, il l’avait vue souvent depuis qu’il avait débarqué. C’était un mélange de crainte et de dégoût. Aymé, lui, ne voulait pas faire attention à tout ça, il avait déjà commencé à délier les cordes qui maintenaient les meubles.


– Alors, où on te met tout ça ?


Marius ne répondait pas, il était comme hypnotisé par cet inconnu, incapable de parler.


– Ah oui, je te présente Marcel, il arrive d’Afrique, on a fait le voyage ensemble, on a beaucoup parlé. Il dit que c’est un chien plein d’amour, du vrai. Alors il vient travailler avec moi, dit-il en tapant deux fois sur les fesses de l’âne qui voulait partir retrouver ses orties.

– Moi, les chiens, je les dresse au bâton, répondit Marius sévèrement.


Puis il grommela quelque chose pour lui-même, et peut-être pour Marcel. Le vieux les regardait décharger le chariot, et il ne quittait pas Marcel des yeux. Un étranger, et noir, c’était forcément dangereux. Pourtant, à part la nuit, la seule chose de noire qu’il connaissait, c’étaient les truffes, et elles n’étaient pas dangereuses du tout, bien au contraire.


Angèle arriva, les bras chargés d’une généreuse miche de pain. Elle eut un geste de recul en apercevant les hommes qui finissaient de descendre ses meubles. Elle serra son pain comme si on voulait lui voler.

Il faisait chaud, et ils transpiraient pour de bon. Lorsqu’ Aymé l’aperçut, il sentit son cœur prendre de la vitesse. Elle, surprise, restait immobile et silencieuse. L’instant était comme figé, chacun attendant la solution à son propre problème. Mais elle ne pouvait pas rester comme ça, c’était Aymé, et il lui ramenait ses meubles. Alors elle les invita à boire quelque chose avant de partir. Elle entra dans la maison et elle ressortit presque aussitôt en tenant deux verres remplis d’eau qu’elle tenait loin d’elle. Marcel souriait, et il croisa son regard lorsqu’il saisit le verre. Elle ne le soutint pas plus qu’une fraction de seconde, et pourtant, il put y lire l’aversion et la peur.

Sur le chemin du retour, Aymé brisa le silence :


– Je t’avais dit qu’ils auraient peur, on n’est pas habitué ici à voir quelqu’un de noir.

– Je sais, répondit Marcel, et pourtant, ça fait toujours un peu mal. Chez moi, c’étaient ceux qui n’étaient pas noirs qu’on regardait comme ça.

– Marcel… Je suis content que tu m’aides pour les abricots.

– Oui, répondit-il en le suivant, moi aussi.


Il se pencha pour ramasser une branche de thym sec et la frotter entre ses mains. Il les mit sur son visage, et l’odeur le consola un peu.


– Tu as vu comme elle est belle ? demanda Aymé après un long silence.

– Oui, mais je crois qu’elle n’est pas pour toi, je crois qu’elle pourra pas contenir tout l’amour que tu as dans le cœur. Le sien est trop petit, il serait vite débordé.

– Elle va se marier de toute façon, avec un d’Aspin. À la fin de l’été, on ira à la fête à Manosque, et on verra bien si on peut le donner, tout cet amour.









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