1DU par jour.

1 putain de Dividende Universel. Pas plus. Pour vivre dans un monde sans argent.

Étrangement, tout s’est écroulé sauf ça. Il y a encore des micro-serveurs qui tournent pour calculer les nœuds et du réseau, effectuer les transactions avec ces foutus QR Code. Finalement, cette saloperie se sera imposée même chez les « opposants »…

Opposants à quoi au juste ?

1DU pour payer le pain et tout le reste. Ce n’est juste pas possible.

Et encore, je fais partie des privilégiés. Je co-produit de la June, pour l’instant. Tout le monde n’en est pas encore là. Il faut se faire certifier, comme ils disent.

Tu vois un mec se lever à 4h du mat’ pour faire du pain et me le vendre pour un fragment de ce DU ? Il les paie comment ses farines ? Son bois pour le four ? Et il rétribue sa peine comment ?

Moi, non plus, je ne vais pas le faire. D’ailleurs, je ne travaillais déjà pas pour des euros quand ils valaient encore à peu près quelque chose et que ça pouvait encore tomber tout seul pour les glandeurs de mon espèce.

Là aussi, ça tombe tout seul. Mais ça ne tombera jamais assez. Parce que l’idée, c’est que ça ne tombe pas vraiment. Il n’y a qu’un bosseur qui peut arriver à s’en sortir. Tant que d’autres ont quelque chose à lui échanger.

Alors je traîne dans les rues poussiéreuses, parce qu’en plus c’est jour de vent du sud, avec ce DU qui n’est même pas dans ma poche. Il est sur le réseau… Quand le jus va vraiment se couper, on fera quoi ?

Ça ne peut même pas se braquer de la June. Braquer le mec qui fait du pain ?

Je m’approche de son camion, un modèle presque aussi vieux que moi.

— Salut, tu veux du pain ?

— Salut, mec. J’ai pas les moyens de me payer ton pain.

— Moi non plus. C’est pour ça que je le fais.

— Sérieux ? T’as un camion, une grosse pierre au doigt.

— Ce ne sont que des reliques de mon ancienne vie. Aujourd’hui je fais du pain pour manger.

— Les gens disent qu’il est bien ton pain. Qu’il fait pas mal au ventre.

— C’est le cas. Ce n’est pas parce qu’on est dans la merde qu’il faut bouffer de la merde.

— J’aime bien ta philosophie !

Pendant que nous discutons, il me scrute à travers ses lunettes d’un autre âge, elles aussi. Elles devaient probablement coûter une jolie somme à l’époque, vu comme les montures sont travaillées. Si je remarque les détails de sa gloire passée, lui doit forcément remarquer ceux de ma déchéance actuelle.

— Tu pourrais mettre combien ?

— Quoi ?

— Le pain. Ce serait quoi le prix pour que tu puisses en acheter ?

— 3 Junes.

— Je ne peux pas te vendre de pain à ce prix-là. C’est moins cher que la farine qu’il faut pour le faire.

— Merde.

— La seule chose que je peux faire, c’est assumer un geste généreux et te l’offrir.

Sur ces mots, il prend la demi-miche posée devant lui et me la tend. J’ai de quoi tenir au moins trois jours si je ne mange pas tout avant.

— Merci.

Alors que je retourne à mon errance avec son précieux cadeau, il me rattrape et me pose la main sur le bras.

— Attends, tu ne pas dit comment tu t’appelles.

— Henri.

— Tu ne veux pas apprendre à faire du pain avec moi ?

— Moi ?

— Oui. Ensemble, on en fera plus. Et même comme ça, on n’arrivera pas à en faire assez pour tout le monde.

Je n’y crois pas que ce mec m’offre un chance sans même me connaître. Je n’y crois pas non plus d’accepter. Ça, c’est encore mieux que son morceau de pain ! Au lieu d'attendre le sauveur qui ne m'apportera jamais un pain achetable avec mon seul dividende universel, je peux saisir cette opportunité. Et peut-être que plus tard, c'est moi sèmerai de nouvelles graines du changement. L'idée me plaît.

— Et quand y’aura plus de June ?

— On trouvera à l’échanger contre autre chose.

Photo de couverture : Photo de Nadya Spetnitskaya sur Unsplash