Année à mouches
Auf Panodyssey kannst du bis zu 10 Veröffentlichungen im Monat lesen ohne dich anmelden zu müssen. Viel Spaß mit 8 articles beim Entdecken.
Um unbegrenzten Zugang zu bekommen, logge dich ein oder erstelle kostenlos ein Konto über den Link unten.
Einloggen
Année à mouches
Assise derrière son bureau, Anne tape nerveusement sur le clavier de son ordinateur. Elle ne perçoit plus guère le panorama vertigineux derrière la gigantesque baie vitrée qui donne aux visiteurs l'impression saisissante d'être suspendus en l'air. Le verre impeccablement propre, translucide, révèle en contrebas les lointains bâtiments du coeur de la ville de Shangaï. Ils ont l'air minuscules, par-delà le fleuve, du haut du cent quinzième étage de sa tour. Les bateaux au blanc sillage d'écume apparaîssent comme des jouets posés sur un ruban aux reflets argentés. Au loin, une tâche de verdure à peine perceptible figure le merveilleux jardin Yu.
Interrompant un instant la rédaction de son rapport, Anne avale une gorgée d'eau fraîche et souffle un grand coup. Du revers de la main, elle chasse avec vigueur cette maudite mouche qui ne cesse de la harceler. Pas de produit insecticide ici, pas de tapette à mouche, allons donc, on ne combat pas les mouches à six cent mètres de hauteur habituellement ! C'est tout de même incroyable, d'où diable peut-elle venir cette fichue bestiole ?! Sortie d'un des ascenseurs, c'est sûr, et elle aura trouvé son chemin jusqu'ici, pour venir lui bourdonner dans les oreilles depuis ce matin. Quelle idée ! Car on n'a encore jamais vu une mouche voler aussi haut, tout au moins elle ne le crois pas. Anne n'est pas une spécialiste des mouches, d'ailleurs elle les déteste, mais la présence dans ce grand bureau à l'atmosphère aseptisée de cet insecte qui s'échine à buter contre la paroi en verre, est tout à fait incongrue ! Il lui a même semblé ressentir une piqure à la cheville, ce matin, cependant tous ses efforts pour assomer le dyptère sont restés vains.
Cette fois cela suffit ! Assez travaillé pour aujourd'hui, les conditions sont trop pénibles et la journée est déjà bien avancée. Ayant passé sa petite veste de tailleur et ramassé son sac bombé de mille fatras, Anne quitte la pièce dont elle laisse la porte soigneusement ouverte, se dirige à petits pas sonores vers l'ascenseur, tout en distribuant de part et d'autre les habituels sourires contraints et "bonsoirs" convenus.
Dans la rue turbulente, en ce chaud après-midi de juillet, l'asphalte fume et exhale l'eau accumulé lors de la dernière pluie. Autour des étals de fruits et sur les fleurs odorantes, des nuées de mouches tournoient et se disputent la place. Anne garde contre elle sa veste qui la protège de ces indésirables. De la main elle disperse celles qui l'entourent, et s'engouffre rapidement dans le bus climatisé qui va la ramener chez elle.
Là les voyageurs discutent d'une voix forte et nasillarde :
"C'est vraiment une année à mouche ! Il y en a partout, c'est pas croyable ! "
" Oh oui, moi j'en ai plein chez moi et rien n'y fait, je ne peux pas m'en débarrasser !"
" Ah ça oui, il faut mettre des pièges partout, mais il en sort toujours plus !"
Arrivée dans son modeste appartement des faubourgs de Puxi elle va enfin relâcher la pression, se mettre à l'aise et se délasser sous une douche tiède.
C'est là, dans la salle de bains et jusque dans la cabine de douche, qu'une affreuse mouche colorée l'attend en se frottant les ailes. C'en est trop ! Avec un cri de dégoût Anne s'extirpe de la pièce dont elle claque la porte avec rage. Elle revient quelques instants plus tard d'un pas décidé, tenant à la main une bombe d'insecticide dont elle vide tout le contenu par la porte entrebaillée.
J'y suis peut-être allée un peu fort, se dit-elle en se rabillant, je vais devoir acheter une nouvelle bombe ...
Lorsqu'après dix minutes d'attente elle ouvre en grand la salle de bains pour l'aérer, une grosse mouche en sort en bourdonnant, pas incomodée le moins du monde, et elle commence à tire-d'aile la visite du logement. Anne, le sang bouillonnant, la suit des yeux et cours jusque dans la cuisine pour ne pas la perdre de vue. Là, elle attrape la pelle de ménage et fait des moulinets à chaque passage de l'insecte à proximité ! Ses efforts sont couronnés de succès lorsqu'enfin, avec un bruit clair, métallique, l'immonde bête est stoppée net dans son vol, et projetée avec force jusqu'au goulot d'une carafe pleine d'eau claire dans laquelle, Ploc, elle tombe et s'immobilise aussitôt. Victoire !
Anne saisit un chiffon pour en recouvrir le récipient, et encore essoufflée, elle se précipite jusqu'à la porte de son voisin de pallier où elle cogne frénétiquement : "Julien, Julien, tu es là ? Julien j'ai quelque chose à te montrer, ouvre ! "
" Bonsoir Anne, qu'est-ce qui t'amène, dis-moi? dit le garçon qui ouvre. Il a l'air d'un étudiant, vêtu d'un short ample et d'un maillot de sport, tongues aux pieds, cigarette au bec.
"Julien j'ai besoin de tes lumières de biologiste, il y a quelque chose de pas normal, là, dans cette carafe, tu dois l'examiner ! Attends que je te raconte !
"Ma chère Anne je ne suis pas biologiste mais géologue, mais ce n'est pas grave, qu'est ce que tu m'as apporté là ? Oh, une belle mouche qui semble s'être noyée ! Magnifique, tu veux qu'on la mette sous le microscope ?
" Julien tu riras moins lorsque je t'aurai dit dans quelles circonstances je l'ai tuée. Cette mouche n'est pas ordinaire, et de plus, elle a fait un bruit bizarre, un son de métal, tu dois me croire.
" Ma petite Anne, figure-toi qu'hier, j'ai eu une vraie surprise à propos de mouches. J'étais assis tranquille dans mon canapé, en train de siroter un verre et de révasser quand j'ai vu trois mouches traverser tout mon salon de part en part en volant, tiens-toi bien, en formation !! Elles formaient un triangle serré , ont viré vers la fenêtre puis ont disparu dehors sans rompre leur formation. J'en suis resté bouche bée. Je n'avais jamais vu cela ! J'avoue que ça m'a effrayé, j'ai d'ailleurs écrasé immédiatement ma ... hum, cigarette.
Tout en parlant le jeune homme a saisi l'insecte délicatement avec une très fine pince, et l'a placé, sans cesser de le tenir, sur la lame de son microscope.
" Anne ! Viens voir ça ! Approche ton oeil, c'est incroyable, dément !!
Tu as vu ? C'est terriblement bien imité, hein ! Tu as vu les articulations, les pattes, la tête, tout du métal, une miniaturisation hallucinante. Anne ce truc n'est pas une mouche bien sûr, c'est en quelque sorte un drone, un drone minuscule, et là regarde ! Entre les pattes, sous la trompe, attends je grossis un peu plus, oui on dirait un minuscule bidon, rempli de liquide vert ! Bon Dieu, qu'est-ce que c'est ?!
Alors qu'il a relaché la pince, l'objet qu'ils observent se rétablit soudain sur ses pattes, décole brusquement et fonce jusqu'à la fenêtre ouverte avant de disparaître.
"Julien j'ai peur, qu'est ce que c'est que cette histoire. Il y a tellement de mouches partout cette année ! C'est vraiment une année à mouches ! Finalement lesquelles sont vraies là-dedans ? Qui a pu fabriquer cela, et pourquoi ? Que font-elles, elles nous observent, elles nous filment ? Des mouches peuvent s'introduire partout !! Il y en avait même une au bureau aujourd'hui ! Rends-toi compte, au 115ème étage ! Et d'ailleurs je crois qu'elle m'a piquée ! Julien ! Tu crois qu'on m'a inoculé quelque chose ? Mais qu'est-ce qui se passe ? Qui est derrière tout ça ?
" Ma chère Anne je suis aussi éberlué que toi. Ces mouches sont-elles pilotées, sont-elles autonomes ? Que représentent-elles ? Depuis quand sont-elles là ? Ce qui m'angoisse le plus est que même si nous donnons l'alerte, ceux qui ont élaboré ces petites merveilles de miniaturisation feront de même avec autre chose ! Si ce n'est déjà le cas d'ailleurs.
Et puis si ces bestioles électroniques se mettent à nous piquer que va t-il en résulter ? des maladies, un contrôle de masse ?
Non en réalité vois-tu, ce n'est pas une année à mouches, nous sommes entrés dans une nouvelle ère et c'est bien plus grave qu'il n'y paraît ! Une ère dans laquelle nos libertés pourraient bien être réduites comme peau de chagrin, une ère où une poignée d'humains pourraient piloter à leur guise la totalité des autres, décider à leur place, tout savoir à tout moment.
Ma chère Anne ! J'aurais tellement aimé que ce ne soit qu'une banale "année à mouches" !!