Chapitre 1
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Chapitre 1
PARTIE I
Novembre 2051.
Posté sur le flanc de la scène principale, immergé dans la fosse, le petit groupe fait semblant de profiter de l’événement. Leurs sourires sont crispés, leur vigilance est au maximum, leur engagement reste intact. Noyés dans la foule, leur attitude alerte n’attire guère l’attention des agents de sécurité qui sont campés çà et là, les bras croisés, dans le fossé longeant la scène formé par des rambardes métalliques.
Leonie, la meneuse, regarde d’en bas avec désapprobation le finaliste assis sur l’estrade, avant de poser une nouvelle fois les yeux sur le compte à rebours affiché sur l’écran géant en fond de scène. Puis, elle envoie un texto avec un smartphone des années 2040, qu’on ne trouve plus qu’auprès de vendeurs à la sauvette aux portes de Paris :
— (Leonie) C’est bientôt. Vous êtes en place ?
Sur l’autre flanc de la longue scène, le deuxième groupe mené par Marion est dans le même état de tension dissimulée.
Le compte à rebours, centre de l’attention, touche à sa fin sur l’écran coupé verticalement en deux. Chaque moitié de celui-ci affiche un dessin quasiment terminé que Marion aurait sans doute trouvé somptueux dans un autre contexte, mais qu’elle méprise à cet instant. L’enthousiasme de la foule grandit et résonne jusqu’au plafond de toile tendue du dôme éphémère construit sur le parvis de La Défense.
Marion a peur, mais reste concentrée, se sentant soutenue par la force de son groupe et celle, à distance, de Leonie de l’autre côté de la scène. Elle pose à nouveau les yeux sur le finaliste assis sur scène, en hauteur, et respire lentement pour refréner les vagues froides de stress qui la parcourent de la tête aux pieds. Il ne faut pas tout foutre en l’air. Ses mains moites se resserrent malgré elle autour de sa gourde. Elle s’accroche à la colère qu’elle contient face au spectacle qui s’offre à elle : les deux compétiteurs sont assis de chaque côté de l’estrade, un bandeau ceinturant leur tête comme un diadème à l’envers, tourné vers l’arrière. Une branche centrale remonte de l’arrière de leur crâne jusqu’à leur front et au bout de celle-ci une diode blanche clignote, témoignant d’une activité cérébrale intense. Les deux compétiteurs sont occupés à terminer leur dessin respectif par la pensée, le corps tendu, les mains crispées sur leurs accoudoirs, les yeux fixant un point imaginaire dans la foule en liesse. Ils sont dans un état de concentration extrême qui, Marion en reste persuadée, frôle la douleur, le bandeau « BrainBand » emprisonnant le pourtour de leur tête.
Cette finale de Mind Drawing Contest (MDC) est le point d’orgue du festival mondial éponyme dans lequel les deux groupes infiltrés ont pénétré. Et ils vont, eux aussi, participer au feu d’artifice. Ils sont venus pour ça. Tous les voyants sont au vert, ils ne peuvent plus reculer.
Marion lit le texto de Leonie, se retourne et fait un signe de tête à ses acolytes, tapis parmi les visages anonymes focalisés sur le spectacle, qui lui répondent avec le même regard déterminé qu’à leur entrée dans cet immense dôme. Puis, elle répond à sa meneuse par texto avec le même modèle de smartphone désuet :
— (Marion) Oui, on est en place.
Un buzzer sonore signale la fin du duel dans les cris d’excitation. Les deux finalistes relâchent la tension, exténués, le regard rivé sur leur coach respectif. Le juge entre en scène pour remettre les prix. Les BrainBand d’argent et d’or sont remis successivement dans l’allégresse, avant que le présentateur ne reprenne la parole :
— … Et maintenant, mesdames et messieurs, pour conclure ce septième festival BrainDrive Mind Drawing Contest France, j’ai l’honneur et le plaisir d’accueillir… Monsieur Vincent Péric !
La foule hurle à en faire trembler la toile plafonnant l’immense dôme, alors qu’un quinquagénaire poivre et sel au costume impeccable mettant en valeur sa large carrure, fait son entrée sur scène en petite foulée.
Il adresse un sourire éclatant à la foule et aux caméras et patiente poliment, le temps de laisser retomber l’excitation que son entrée a provoquée. Les vagues de stress qui parcourent Marion s’intensifient. Le PDG de BrainDrive Incorporation énumère une longue liste de remerciements et de félicitations avant d’aborder la véritable raison qui l’amène à conclure en personne cet étourdissant festival :
— Chers amis, il y a dix années maintenant, nous lancions le projet BrainDrive…
La foule de diodes frontales applaudit ; chaque spectateur porte sur sa tête la petite fourche à trois branches : deux temporales et une crânienne, au bout de laquelle la diode devenue rouge indique que son.sa propriétaire filme l’événement.
— … personne n’y croyait. Mais aujourd’hui, tous reconnaissent enfin l’efficacité de ce modèle !
La foule approuve à nouveau. Leonie crispe ses mains autour de sa bouteille métallique. Marion serre les dents.
— … Grâce à nos partenaires dans le monde entier qui ont cru en notre projet, voilà cinq années que le gouvernement français a enfin entendu raison. Disons-le ici une fois pour toutes : l’« ergopathie » et le « nightworking » sont une réussite !
Nouveaux applaudissements.
— Mais vous le savez, nous sommes à un moment important dans l’histoire de notre si beau pays, confie Vincent sur ton plus solennel. Les enjeux climatiques, sociaux, économiques sont encore plus grands aujourd’hui qu’hier. Les efforts des générations précédentes pour décarboniser les grosses et moyennes structures nous ont permis d’éviter la catastrophe… de justesse… Mais ce n’est pas suffisant. Nos modes de vie ont changé : nous sommes plus mobiles qu’avant, plus libres… mais plus endettés aussi. Et pour préserver cette liberté, nous devons avoir les moyens de nos ambitions. Or, nos efforts semblent toujours insuffisants face à des dirigeants qui ne prennent pas leurs responsabilités ! Ils doivent nous entendre !
Une nouvelle salve d’applaudissements approbateurs fuse.
— Nous voulons lever cette limitation de trois heures d’ergopathie par nuit, trois jours par semaine ! Parce que cette limitation n’a pas de sens !
Quelques cris jaillissent.
— Chaque Française et Français doit pouvoir gérer sa vie à son rythme ! Chaque Française et Français doit pouvoir jouir du BrainDrive sans limitation pour évoluer dans sa carrière et tenir les objectifs qu’il s’est fixés. Chaque Française et Français doit pouvoir gagner autant qu’il le souhaite pour accomplir ses rêves ! Ses rêves !
La foule approuve.
— Et aujourd’hui, nous restons freinés dans notre élan collectif vers cette société plus libre, plus juste, plus écoresponsable. Et c’est pour cela que j’ai décidé… de présenter ma candidature aux élections présidentielles…
La fin de sa phrase est écrasée par la joie débordante de la foule. Le corps de Marion se glace. De l’autre côté de la scène, Leonie, qui n’avait pas prévu cette annonce, reste un moment immobile en regardant Vincent Péric, le buste droit, le regard assuré traçant l’horizon, ouvrir grands ses bras pour accueillir et étreindre cette joie que son annonce déclenche. Il laisse cet enthousiasme pénétrer dans sa chair et vibrer en lui comme une vive chaleur ; il l’accueille comme la juste récompense de ses efforts et sacrifices. Il se sait à la hauteur de la situation.
— (Marion) Qu’est-ce qu’on fait ? !
Les cris sont retombés, Vincent a repris la parole pour commencer à détailler les grandes lignes de son programme.
— (Leonie) On y va quand même. Au contraire, c’est parfait. Groupe 3 : go !
Le troisième groupe infiltré est, quant à lui, central. Collé aux rambardes métalliques, il provoque une bousculade face à la scène, faisant converger les vigiles vers l’agitation. C’est à ce moment-là que l’ouverture se présente.
— (Leonie) Groupe 2 : GO !
À peine son texto envoyé, la meneuse escalade tout de go la rambarde dépourvue de surveillance et prend une impulsion pour sauter l’étroit fossé qui la sépare de la scène. De l’autre côté, Marion a fait la même chose au même moment. Elles avancent rapidement vers le pupitre de Vincent en renversant leurs gourdes respectives sur leur tête. Le liquide rouge qui dégouline alors sur leurs visages est sans équivoque. Les gardes du corps de Vincent l’ont déjà saisi et entrainé vers le fond de la scène pour le protéger. Leonie et Marion ont pris d’assaut les micros, rejointes par le reste des trois groupes, lui aussi ensanglanté, qui fait barrière autour d’elles, alors que l’équipe de sécurité se rue déjà sur eux.
— BrainDrive, esclavage ! BrainDrive, esclavage ! BrainDrive, esclavage ! crient-elles avec force.
Tout cela n’a duré que quelques secondes, ne laissant émaner de la foule stupéfaite que quelques braillements hésitants et chaotiques face au choc que cette intervention sanguinolente provoque.
— Le travail est central pour notre équilibre ! poursuit Leonie, imperturbable. Le sommeil est central pour notre équilibre ! BRAINDRIVE LES TUE TOUS LES DEUX ! Les bandeaux BrainBand sont nocifs pour la santé ! Nous…
Les agents agrippent les corps tâchés de sang qui tentent de s’alourdir pour rester sur scène, tandis que le présentateur meuble pour de reprendre le contrôle de la situation.
Marion sent deux bras massifs la ceinturer violemment, son cœur va exploser dans sa poitrine, mais elle suit le protocole : elle continue de hurler des arguments en ne manifestant aucune opposition physique et en se laissant tomber.
— Luttons contre la paralysie algorithmique ! Battons-nous pour notre liberté ! NOTRE LIBERTÉ DE PENSER, NOTRE LIBERTÉ DE RÊVER, NOTRE LIB… !
Les mains rêches ne la ménagent pas et la traînent hors de scène, avec le reste des activistes.
Une fois le calme retrouvé, le présentateur invite le PDG à remonter sur scène. Accompagné, cette fois, de sa protection rapprochée, il se remet au pupitre puis prend un moment pour acquiescer silencieusement, le regard concerné, laissant la foule reprendre ses esprits et attendre ce qu’il va dire :
— Chers amis… C’est aussi ça la démocratie, déclare-t-il tranquillement.
La foule rit timidement.
— C’est la preuve qu’il nous reste encore beaucoup de travail pour convaincre les plus réticents.
Un applaudissement général repart éparsement.
— Et je suis prêt à débattre avec ces militants ! OUI ! Parce que, je le répète ce soir, nous faisons le bon choix ! Le modèle BrainDrive est le bon choix ! Chacun peut désormais subvenir à ses propres besoins et à ceux de sa famille, librement. Fini la perte de temps dans les transports en commun et les bouchons. Fini la pollution sonore et atmosphérique dans les grandes villes. Fini les années de travail sans prendre de congés. Fini le fait de choisir en votre boulot et vos enfants ! Fini, fini, fini !
La foule applaudit de plus belle.
— Nous faisons un choix écologique. Nous faisons un choix égalitaire. Nous faisons le seul choix courageux qui s’impose à nous !
L’enthousiasme de la foule est ravivé. Le contrôle est repris.
— Vous dormez ? demande Vincent.
— Votre argent, jamais ! répond la horde de braindrivers convaincus.
— Vous dormez ? !
— Votre argent, jamais !
— VOUS DORMEZ ? !
— VOTRE ARGENT, JAMAIS !
Leonie, Marion et le reste du groupe sont placés en garde à vue, sous le contrôle attentif de leur avocat. L’occasion pour quelques policiers corrompus de tout mettre en œuvre pour les intimider et les dissuader de recommencer. Mais les deux jeunes militantes ont suffisamment de bouteille pour ne plus être impressionnées par ce genre de méthodes.
Une fois cet épisode pénible passé, le collectif « Morphée » se rassemble à nouveau pour planifier sa prochaine intervention. Ils choisissent l’inauguration du prochain BrainDrive Lounge Working Rooftop (Blowroof), qui sera le plus grand d’Europe, et qui aura lieu en plein centre de Paris. Cette fois promet d’être encore plus impactante.