la petite fille de Chamarande
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la petite fille de Chamarande
Ce dimanche après-midi de juin, il y avait concert de jazz sur la pelouse de Chamarande. Par quel hasard me suis-je retrouvé là ? Je ne m’en souviens plus.
Je me rappelle qu’elle est arrivée pendant le chorus des trombones. Elle apparut inopinément, au milieu du large sillon de l’allée centrale. Tout près de moi. Je ne saurais dire si ce sont les éclats de la musique ou la présence des spectateurs qui l’intimidait. Elle s’avançait sur le parquet, à petits pas glissés ; lançant autour d’elle des regards de jeune animal apeuré. De sa main gauche, elle tenait le bord de sa robe jaune et bleue. Un de ces petits gestes gracieux que cultivent les danseuses. Elle s’arrêta à ma hauteur, les yeux écarquillés, de grands yeux noirs, fixés sur le masque du soliste congestionné par l’effort. Les lèvres entrouvertes, campée sur une jambe, elle hésita. Je la sentais sur ses gardes. La tête penchée sur le côté à la façon des oiseaux, elle regarda le musicien souffler dans cet instrument bizarre.
Elle écoutait.
Cette musique, souple et grave jusqu’à être rocailleuse, semblait lui parler, je lisais de l’étonnement sur son visage. Les riffs des autres trombones la mirent sur le qui-vive, prête à fuir.
Dans un geste ample de ballet, elle lâcha le bord de sa robe et posa sa main libérée sur sa casquette de base-ball. De l’autre, elle porta son pouce à ses lèvres.
Quel âge avait-elle ? Six, sept ans ? Neuf ans peut-être ?
Elle avait encore cette allure dégingandée des jeunes enfants qui grandissent vite, les membres grêles et frêles, et des expressions de bébé plein le visage.
Elle se retourna brusquement vers moi. Elle avait dû sentir mon regard se poser sur elle, mon sourire la figea.
Petite chevrette effarée, elle fuit sous le tintamarre du big bang déchaîné. Arrivée à la hauteur d’un homme jeune, assis par terre à même le parquet au premier rang, elle se laissa tomber sur lui. Sans quitter l’orchestre des yeux, il lui tendit un bras et dans un enveloppement complice, qu’on sentait habituel, il la serra contre lui.
Je suis toujours un peu gêné de surprendre ces petits bonheurs qui ne m’appartiennent pas. Ils ont le goût des fruits volés, de ces raisins pas assez mûrs, acides et âcres, qu’on ne peut s’empêcher de picorer au passage.
L’orchestre attaqua « My Funny Valentine ».
Le soliste n’avait rien du calibre d’un Chet ou d’un Miles Davis, mais c’était « My Funny Valentine »…
Le pauvre… il jouait juste, mais c’était un besogneux : il jouait trop fort, sa trompette ne sonnait pas comme je l’aimais, les couleurs n’étaient pas là, son staccato était trop accentué, mais c’était « My Funny Valentine », le reste nous importait peu.
Ah, Chet ! Que tu nous manques ! Ces applaudissements sont pour toi.
À l’intermède, le bruit incongru d’une chaise qui racle le parquet me fit me retourner. Je découvris un couple de petits vieux se tenant par la main, des larmes avaient envahi leurs yeux. Je pris tout à coup conscience que les participants qui m’entouraient étaient de ma génération. Nous ne nous connaissions pas, pourtant, pendant quelques minutes nous avions été unis dans le grand souvenir des années cinquante. Notre jeunesse était si loin.
La petite fille et son papa se retournèrent, leurs visages exultaient de plaisir ; ils contemplaient une grande jeune femme brune, presque une jeune fille, qui s’avançait lentement, à petits pas, tenant par la main un bébé mal assuré sur ses mollets ronds. À quelques enjambées d’eux, le bambin lâcha la main protectrice et se jeta sur sa sœur, ils s’écroulèrent dans un grand éclat de rire. Dans un geste large, la jeune maman fit virevolter sa robe découvrant de longues jambes qu’elle plia pour s’asseoir tout contre l’homme. Lui, il ne quitta pas la femme du regard, il tendit le bras et lui posa une caresse sur le cou. Le sourire consentant de sa compagne me foudroya. Ces quatre-là avaient l’air d'etre si bien ensemble.
Quand le vieux baryton chenu, pas beaucoup plus grand que son sax, nous distilla son cool, il se répandit sur ma peau, avec la même douceur que la main de mon amie qui venait de se poser sur mon bras. Le saxo, de sa voix grave et moelleuse, se promenait, désinvolte, détachant ses notes fluides sur le fond spasmodique des « slaps » de la contrebasse, souligné discrètement par des cymbales. Et moi, je les suivais dans leurs circonvolutions. La contrebasse se tut et laissa le baryton et la cymbale en tête à tête dans un dialogue complice. Ma gorge se serra comme toujours, c’est l’instant où je ressens l’amertume de ne pas être même un très mauvais musicien…
La petite fille avait disparu, son petit frère et sa jolie maman aussi.
Mais quand le big bang reprit un standard de Count Basie, un mouvement près de moi, me fit tourner la tête. Elle était là. Assise sur une chaise restée vide jusqu’à présent. Seule, au milieu de la foule des inconnus, à un regard de son papa. Elle se trémoussait sur son siège, trop grand pour elle. Lorsqu’elle s’appuyait sur le dossier, elle ne pouvait plus plier les jambes, je voyais bien que cela la gênait, elle n’était plus un bébé. Elle aurait bien voulu marquer la mesure avec son pied, comme le faisaient ses voisins, mais elle avait les jambes trop courtes. Alors elle essaya de s’asseoir sur le bord du siège, un pied frôlant le parquet, l’autre dans le vide. La position était inconfortable et son équilibre précaire.
Les cuivres dans un chorus général la firent sursauter, elle se rassit, les jambes ballantes, penchée en avant, les mains tenant les bords de la chaise. Sur le podium, les musiciens étaient debout pour donner plus de force à leur interprétation : elle les regardait, étonnée, captivée… la bouche ouverte.
Le morceau terminé, nous échangeâmes quelques mots avec mon amie. Lorsque je me retournais, la chaise était vide, son papa avait lui aussi disparu.
Je la cherchais des yeux.
J’aperçus enfin sous les grands arbres la robe jaune et bleue, ils étaient déjà loin, ils s’éloignaient vers le fond du parc, se tenant par la main.
Chamarande, le 26 juin 2005