« On ne pourrait pas vivre sans les bénévoles. On l’est quasiment tous. On revient d’année en année. C’est une vraie famille entre nous. Ce ne sont pas des mots en l’air », insiste Thierry Berneau, programmateur et fondateur du Jardin du Michel à Toul.
Où se situe la limite entre travail dissimulé et temps donné pour une cause ? C’est toute la question dans le monde du bénévolat, et pas seulement dans les festivals de musique. Lors de l’édition 2007 du Furia Sound Festival dans le Val-d’Oise, le comité opérationnel de lutte contre le travail illégal avait conduit un contrôle administratif. Le défunt festival (20 000 spectateurs) avait été relaxé à l’issue de trois ans et demi de procédure. Pour l’accusation, les bénévoles étaient recrutés sur le web et indiquaient leur préférence de mission et d’horaires. D’où la requalification en offre d’emploi par le procureur. La Justice a estimé la bonne foi des organisateurs, comme le relatait Le Parisien : « Soulignant notamment qu’aucun contrôle d’identité des intervenants n’a été réalisé sur place et qu’aucun d’entre eux n’a été interrogé par la suite alors que la liste détaillée des noms et numéros de téléphone avait été fournie par l’association, le tribunal a estimé qu’il ne pouvait pas constater le travail illégal. »
Et pour les autres ?
QUI SONT-ILS, QUE FONT-ILS,
QUELS SONT LEURS RÉSEAUX ?
De 7 à 77 ans ?
Toutes les orgas vous le diront, un festival sans bénévoles, c’est injouable. Musilac, le festival qui se produit autour du lac d’Aix-les-Bains, leur en est redevable, au vu de leur nombre et leur diversité. L’événement a d’ailleurs vu le profil de ses bénévoles changer avec son changement de lieu. « Nous avions pas mal de retraités à Chamonix alors que c’est très jeune à Aix-les-Bains. » De son côté, Art Rock, qui nous a fourni des chiffres précis sur l’engagement de ses troupes, nous donne une idée de la représentation de l’engagement à Saint-Brieuc : 61% ont entre 18 et 34 ans dans leur festival ; 7,5% ont plus de 55 ans, dont 3% de retraités.
Gare au jeunisme, les festivals sont aussi un gros rendez-vous de retraités passionnés. À ce propos, alors qu’on échange avec Chloé Le Bris, chargée de communication du Nancy Jazz Pulsations, le nom de Gilles Calin (ça ne s’invente pas) ressort parmi les 20 fidèles de retraités, sur 210 bénévoles en 2019. Pourquoi ? Il s’est peu à peu démarqué jusqu’à prendre certaines responsabilités comme la supervision des bars.
« Je me suis retrouvé jeune retraité alors plutôt que rester désemparé à la maison, je me suis proposé comme bénévole sans connaître personne du festival, par amour de la musique. Et ça fait maintenant douze ans que je les aide », s’enorgueillit Gilles. Désormais manager d’une trentaine de bénévoles répartis dans quatre bars, « mon rôle consiste à superviser que tout aille bien pendant les dix jours de festival. Un pro s’occupe en amont de la gestion financière liée à l’approvisionnement. » Le Nancéien ne trouve pas la mission stressante car une complicité se crée avec plus de la moitié des barmen, impliqués chaque année. « Il faut juste rappeler quelques règles que certains peuvent oublier, comme ne pas offrir des verres à ses amis. Peu importe leur âge – y compris les jeunes qui me vouvoient au début car un peu impressionné (sourire) – ils le comprennent car le bar représente la deuxième entrée d’argent du festival. » En douze éditions, Gilles a uniquement souvenir d’un jeune qui n’écoutait rien et a été mis à la porte du festival pour avoir fait entrer gratuitement ses potes. Comme dans l’ensemble des festivals, la bonne humeur fédère les troupes. « Je donne aussi un coup de main à la construction du site et à la signalétique, avant et après le festival. On boit un coup après avoir bien bossé », se réjouit Gilles Calin, qui apprécie le pass pour les concerts et le catering offerts par le festival. Pas volé pour un bénévole investit de 16h30 à 1h. « Le reste de l’année, il y a aussi quelques concerts de jazz auxquels nous sommes invités, ce qui permet de revoir d’autres bénévoles. »
Qu’est-ce qui détermine le nombre de bénévoles dans un événement musical de grande ampleur ? Selon Bruno Garcia, directeur de la communication à Musilac, celui-ci n’augmente pas particulièrement selon la fréquentation, : « Non le ratio n’a pas évolué et même nous avons tendance à le réduire car ça ne sert rien d’en avoir trop. » Même son de cloche chez Nancy Jazz Pulsations, « peu importe l’affluence du public, nous avons toujours besoin des bénévoles pour assurer leurs missions. » Une analyse également partagée par l’organisation d’Art Rock, chez qui le nombre de bénévoles ne varie pas selon les ventes de billets. « Le festival est calibré pour accueillir un maximum de 80 000 personnes, donc son organisation reste la même que nous ayons vendu 70%, 80% ou 100% des billets le jour J. Par ailleurs, le recrutement des bénévoles et leurs affectation dans les équipes se faisant plusieurs semaines avant l’événement, nous ne pouvons donc pas tenir compte des ventes finales. »
Pendant les quatre jours de son festival, Musilac draine près de 90 000 spectateurs et environ 200 bénévoles. Leurs missions se résument à « l’accueil du public : entrées, parking, infos, distribution de bouchons d’oreilles, accueil des publics à mobilité réduite, etc. Rien d’autre car nous observons strictement la loi », insiste Bruno Garcia, directeur de la communication. Le festival se fait un point d’honneur à ne pas dépasser la ligne : « La loi est très contraignante… et c’est très bien ! Cela permet aux bénévoles de vivre le festival avec nous, de se rencontrer, partager. »
Ce devoir, naturel, de respecter le droit du travail, les festivals s’en accommodent largement, à travers une segmentation bien précise des tâches à réaliser pour leur bon fonctionnement. A Saint-Brieuc, en Bretagne, avec une affluence moyenne de 70 000 spectateurs, les missions des bénévoles couvrent l’éventail des activités d’Art Rock. « Cela va de l’accueil (du public, des pros ou des artistes) à la technique (décoration, montage, entretien) en passant par la communication (diffusion, signalétique), la restauration ou le bar », note la directrice, Carol Meyer. Chez les voisins des Trans Musicales de Rennes, c’est la même histoire. Aussi, le festival se veut également à l’écoute des critiques. Les remontées négatives sur une édition ont permis de ne plus proposer certaines tâches l’année suivante. « Quand un bénévole te dit qu’il a passé tout un concert à servir des bières sans rien voir de ce qui se joue dans son dos, quel plaisir peut-il prendre ? C’est en les écoutant qu’on a embauché l’année suivante », témoignent Erwan Gouadec, secrétaire général de l’association Trans Musicales, et Mélanie Lemée, responsable des bénévoles. Toute la difficulté pour la direction est de trouver l’équilibre auprès de ces bénévoles afin qu’ils gardent la notion de plaisir et n’empiètent pas sur d’autres missions.
Où s’arrêtent ces tâches ? Globalement, deux secteurs sont pourvoyeurs d’emplois car peu adaptés à la pratique bénévole : la sécurité ainsi que l’installation des structures et scènes. Des professionnels les gèrent pour des raisons évidentes de sécurité. « Perso, je péterai un câble à négocier avec certains festivaliers bourrés », nous confiait un responsable. Il arrive cependant que pour l’installation et le démontage, une poignée de bénévoles aguerris prête main forte sur des points précis.
On parle souvent de la façon dont sont traités les bénévoles, leur nombre et leurs missions. Il est néanmoins assez rare d’avoir des témoignages de l’autre partie, celle qui surveille les excès, les abus, les filouteries. Il nous a fallu échanger avec un fonctionnaire de l’Urssaf, préférant rester anonyme, pour tirer cette histoire un peu plus au clair.
Dans notre entretien, il nous explique que la « loi dit que si un bénévole reçoit des dons en nature (frais kilométriques, repas, place pour le festival), c’est à l’inspecteur de décider s’il y a requalification salariale ou non ». Autrement dit, ce dernier peut estimer que les dons en nature deviennent un salaire. Vous imaginez le carnage dans un petit festival de 80 bénévoles si l’Urssaf estime que la moitié se retrouve à être requalifiée en salaires. Oui, l’événement coule.
Arrêtons de noircir le tableau car notre informateur précise que les représentants d’un festival peuvent invoquer la loi d’État au service d’une société de confiance (Essoc), datant du 10 août 2018, sur le droit à l’erreur administrative. Elle propose notamment un droit de se tromper et à la rectification. « Pour faire simple, la bonne foi est invoquée : « OK on s’est trompé« , dit un festival. L’inspection du travail laisse couler du fait de la loi Essoc. » D’ailleurs, notez que l’inspection du travail s’est déplacée à la dernière édition du Hellfest. Le but n’était pas de filer des PV gratos à une bande de metalleux bruyants mais à des fins de prévention. Notre informateur nous rappelle enfin que même si les festivals sont très rarement épinglés, cela dépend largement des régions et des inspecteurs.
Jordan (le prénom a été changé), habitué d’un festival dans le Grand-Est, se souvient de cinq inspecteurs du travail venus questionner les bénévoles. « Ils faisaient leur travail et tout était en règle mais leurs questions laissaient sous-entendre qu’on touchait des avantages en nature en tant que bénévole, ce qui n’était pas vrai. L’organisation nous a ensuite fait signer une charte de bénévolat pour tout cadrer. » L’Urssaf n’a pas pénalisé cedit festival mais lui a préconisé de signifier par écrit les droits et devoirs des bénévoles. Avant ce contrôle, Jordan a collaboré des années sans signer aucun document et l’alchimie avec les professionnels fonctionnait, mais il comprend le besoin de se couvrir légalement. À ce propos, d’un point de vue juridique, une convention de bénévolat n’est pas imposée par la loi. Sa rédaction n’est donc pas obligatoire et son contenu est libre. La vigilance s’impose du côté des orgas pour ne pas risquer une requalification du contrat de bénévolat en contrat de travail, qui induit rattrapage de salaires et paiement des cotisations sociales patronales qui vont avec.
Aussi stupide que cela puisse paraître dans un festival de musique où le line-up régit l’événement, « le lien de subordination entre le bénévole et l’association » ne doit pas être spécifié. C’est-à-dire, ne rien écrire sur les tâches à accomplir, les horaires et jours de mission, les périodes de disponibilité, la durée de ses congés… et le bénévole ne doit recevoir aucune contrepartie, en espèces ou en nature, autre que le remboursement sur justificatifs de ses frais pour le compte de l’association. Le service communication des Vieilles Charrues est limpide sur ce point : « Tous les bénévoles reçoivent une convocation et, en participant au festival, ils reconnaissent avoir pris connaissance de la Charte des Bénévoles et des conditions de bénévolat établies par le service bénévoles. »
VERS L’INFINI ET LE SALARIAT
S’il fallait retenir un festival qui doit sa réussite en grande partie aux bénévoles, ce serait les Vieilles Charrues. Cliché ? Allez trouver un rendez-vous musical capable de fédérer des acteurs locaux de père en fille (parfois au-delà de la Bretagne) et qui reverse de l’argent aux associations dans lesquelles ces bénévoles s’impliquent au fil de l’année. Côté chiffres, ils étaient 7158 pour 280 000 festivaliers en 2019, issus de 132 associations. La répartition des dons par édition avoisine 100 000 euros depuis plusieurs années. A noter que les Eurockéennes de Belfort fonctionnent sur le même principe. C’est bien, mais qu’en est-il pour ceux qui cherchent du boulot ?
Rien de tel pour gagner en crédibilité qu’avoir exercé des fonctions similaires à celle de votre équipe. C’est pourquoi la responsable bénévole du Nancy Jazz Pulsations a été elle-même bénévole. Même son de cloche à Musilac où au moins quatre bénévoles ont intégré le staff, soit dans l’encadrement de bénévoles, soit sur site. « D’autres sont passés par le bénévolat, ensuite des stages ou services civiques et ensuite des emplois, que soit du côté technique ou administratif, communication, production et même au bar ou en caissier », pointe Chloé Le Bris, responsable presse du festival nancéien. De leur côté, Les Trans ont la particularité d’attirer un public d’étudiants dans les métiers de la culture, en voie de pré-professionnalisation. Si le plaisir est la raison première d’entrée dans le crew, cela n’empêche pas l’orga d’élargir le réseau des donneurs de coups de main et à quelques-uns de revenir quelques années plus tard comme intermittents du spectacle.
Arrêtons-nous deux minutes sur le cas du festival Art Rock. Plusieurs bénévoles ont intégré le staff après quelques années de bénévolat. « C’est un énorme plaisir car c’est une vraie reconnaissance pour eux et un vrai plus pour nous. On leur fait vraiment confiance car ils connaissent très bien le festival, l’équipe et les particularités de leur secteur », argue Carol Meyer, directrice du festival costarmoricain.
« Je vais entamer une reconversion dans l’événementiel
Après des années en spectateur lors des années collège puis lycée, Marien Deyard décide de combattre sa timidité en candidatant à l’âge de 22 ans comme bénévole à Art Rock. « Dès la première année en 2010, j’ai sympathisé avec des gens de l’équipe en contrôlant les entrées. Dire « bonjour », « merci », tout simplement échanger, m’a aidé à être plus sociable », se réjouit le Briochin. Devenu l’un des meilleurs amis de Marien, le responsable du contrôle bracelets/tickets lui propose de le remplacer en 2016, ne pouvant plus exercer cette activité salariée pendant cinq jours. « Je gère en amont le planning de vingt-trois bénévoles qui contrôlent l’accès aux sites, puis suis là pour eux pendant Art Rock », explique le peintre en bâtiment qui demande à son employeur des congés pour travailler dans un milieu qui l’intéresse plus. « L’événementiel me plaît beaucoup, je vais entamer une reconversion », précise le Breton de 31 ans. Ses rencontres dans le monde de la culture vont lui permettre d’effectuer des stages, qui vont de la technique à l’administratif. « Je choisirai ensuite la formation professionnalisante. » De bénévole à salarié temporaire, Art Rock aura ouvert un troisième horizon à l’un de siens.
A l’inverse, L’Ère de Rien a choisi de rester 100% bénévoles. « Avec notre budget annuel bouclé notamment par la Ville de Rezé (Loire-Atlantique), on aurait pu salarié l’un d’entre nous mais on a refusé de crainte de perdre l’unité qui nous anime en tant que bénévoles », s’enthousiasment Ludovic Rétif et Mélanie Arribas, deux cofondateurs, concédant néanmoins que l’équipe dirigeante doit beaucoup au festival dans sa vie professionnelle. « En parallèle, nous avons décroché des emplois dans le milieu de la culture que nous n’aurions pas eu sans l’essor de l’Ère de Rien. Un autre point qui nous anime, c’est le prix libre. Cette approche peut faire peur pour l’équilibre financier mais avec un don moyen de six euros, on s’en sort. »
Exemple : Rock en Seine mise sur la professionnalisation
Le souvenir du Furia court-il encore dans les esprits d’organisateurs de festivals franciliens ? Seule la direction de Rock en Seine le sait, mais toujours est-il que – sans en tirer aucune conclusion – la diminution drastique des bénévoles a été réelle. « Aucun interlocuteur de Rock en Seine ne sera en mesure de répondre à vos questions car il n’y a tout simplement pas de responsable de bénévoles à proprement parler dans l’équipe du festival », nous a répondu l’agence de communication qui sous-traite les relations publiques du festival de Saint-Cloud (Hauts-de-Seine). Logique car l’organisation collabore avec seulement quinze bénévoles, affiliés à l’accessibilité et au Mini Rock en Seine (à destination des enfants). Ana Martinez, responsable de la communication nous le confirme : « Toutes les autres personnes qui interviennent au festival sont rémunérées. »
Un constat mérite d’être salué. En optant pour des professionnels, Rock en Seine garantit des emplois dans des métiers souvent liés à l’intermittence du spectacle. Posture louable à l’heure où certaines collectivités locales ont raboté les subventions envers des événements culturels, faute de financements publics nationaux. Les plus cyniques souffleront que les bénévoles ne manquent pas pour pallier ce manque d’argent par leur présence… Les plus humains auront compris que le sentiment d’appartenance à un territoire ou à un état d’esprit reste la motivation numéro un, probablement avant la programmation musicale.