La Page 226
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La Page 226
— Tu as encore oublié la description en page 128 !
— Quoi ? Mais non ! Je suis sûr de l’avoir écrite !
— J’ai le manuscrit devant les yeux ! « Elle s’approcha lentement de lui, elle sentait son cœur battre dans sa poitrine comme un tambour. » Elle est où ta description ? Et puis c’est quoi cette histoire de tambour ? On n’est pas sur un champ de bataille !
— Pourtant il me semblait bien…
— Tu me refais ça pour ce soir ! Ou bien tu cherches un autre boulot ! Et tant que tu y es refais-moi aussi la scène amoureuse, page 226, on s’endort !
Où avait-il la tête ? Il savait bien pourtant que c’était le moment de décrire le héros. Le plan était on ne peut plus clair. Mathieu regarda le fascicule posé à côté de son ordinateur :
« Manifeste de l’œuvre idéale : consignes et étapes pour maximiser l’impact émotionnel d’un récit ». Dire que la journée avait bien commencée. Il s’était levé tôt, avait profité du calme jusqu’à ce que les enfants se réveillent. Et puis il y avait eu le tourbillon du petit déjeuner. Louise qui râlait parce qu’elle ne voulait pas aller en cours, Victor qui regardait ses vidéos et qui voulait le silence, et Lucie qui attirait le chat sur la table, et Lucien qui faisait de grands gestes pour le chasser. C’était très agité et vivant, et Mathieu adorait ça. Ensuite Angèle était sortie de la douche, pomponnée et fraîche. Elle avait embrassé tout le monde avant d’emporter le café qu’il lui avait préparé. Ils s’étaient dit quelque chose de coquin et elle était partie en riant. Une demi heure plus tard, il n’y avait plus personne. Et on rappelait à Mathieu toute son incompétence.
Il fallait se remettre au travail ! Il n’avait finalement pas grand-chose à modifier. Ça allait être un jeu d’enfant.
Il se lança donc dans la rédaction de la page 128. Deux objectifs : arrêter les comparaisons audacieuses et montrer le personnage à travers les yeux de Madame. Il reprit le fascicule qui expliquait tout.
« Page 128 : L’héroïne sera à une distance respectable et elle s’approchera du personnage. La description devra traduire son propre ressenti tout en mettant en valeur l’homme décrit. Ajouter une légère pluie et un vent tiède. Plusieurs cas de figure :
— le héros est un mauvais garçon (recommandé) : montrer comment elle est à la fois attirée et effrayée en décrivant ses biceps tatoués et son ventre bosselé. (77 % des lectrices préfèrent en effet les corps sculptés !) Faire sentir par des adjectifs une excitation croissante, utiliser des phrases de plus en plus courtes et finir par un mot chapeau, comme extase, sommet ou abyme.
— Le héros est un personnage sympathique ( moins efficace) : montrer comment elle se sent de plus en plus en confiance en associant à chaque partie du corps décrite une image de calme et de sérénité. Choisir entre les trois comparaisons suivantes celle qui vous convient le mieux : un paysage bucolique et pastoral (cette évocation est particulièrement intéressante pour cibler un lectorat féminin proche de la cinquantaine) ; la mer, plus mystérieuse, infinie, qui convient très bien aux attentes des seniors ; la montagne, les à pics, les randonnées… Pour un lecteur plus jeune et plus dynamique.
— Le héros n’a rien d’exceptionnel (déconseillé) : l’auteur est fortement invité à relire précisément la section 3 de la première partie : comment choisir son personnage principal ? Si l’auteur décide néanmoins de poursuivre dans cette voie sans issue, voici comment exploiter cette fadeur : faire en sorte que la jeune femme retrouve dans le personnage le héros mauvais garçon (recommandé) ou le héros sympathique.
*** Astuce : pour viser un lectorat plus large, il est possible de mélanger les trois évocations ! Et pour ratisser encore plus large, jusqu’aux lecteurs pas encore nés, vous pouvez utiliser l’espace : il donne une impression de grandeur !
Mathieu soupira. Il avait l’habitude de toutes ces contraintes, mais il trouvait tout cela un poil répétitif. Qu’ils étaient loin ses rêves d’auteur ! Il avait été élevé par une mère attentive et cultivée. Il avait eu le goût des livres anciens et s’était essayé à l’écriture. Mais il fallait bien se rendre à l’évidence. Ce qu’il produisait ne plaisait à personne. Au début, il avait un peu cru en ses chances parce qu’une ou deux lectrices l’avait trouvé vivifiant. Mais cela n’avait pas duré. Alors il chercha un travail rémunéré parce que la famille s’agrandissait à vue d’œil et qu’il voulait assumer sa part de responsabilités.
Il avait fini par dégotter un job à l’usine des best-sellers, une entreprise américaine qui avait trouvé judicieux d’implanter une filiale en France, le pays des livres. C’était correctement payé et il pouvait faire du télétravail. Cela lui laissait pas mal de temps libre. Bien sûr, tout n’était pas rose. Il devait respecter des délais extrêmement stricts. L’usine devait sortir une œuvre par semaine. Les trente littérateurs dont il faisait partie se relayaient donc pour respecter les limites. Le succès était au rendez-vous. On ne trouvait plus que leurs textes sur les étals des librairies. Il faut dire que le modèle, inventé et breveté par Mandrake, le grand boss, était génial. Il avait mis au point la formule parfaite. Et il la faisait reproduire à l’infini.
Pour donner de la fraîcheur au texte et surprendre le lecteur qui pourrait s’ennuyer à revivre sans cesse les mêmes histoires, il utilisait l’imagination. Il exploitait dans une usine du Bangladesh des enfants qui produisaient des métaphores et des comparaisons pour un salaire de misère. Les fichiers arrivaient à la maison mère et une intelligence artificielle les classait selon le genre et le public visé. Ils étaient ensuite dispatchés dans les différents services et intégrés aux structures préétablies.
Mathieu se souvenait de ses premières pages. Comme c’était difficile de trouver une image encore inexploitée ! Le premier texte qu’il avait essayé de servir, un récit touchant de l’amour impossible entre un vieil instituteur et une bibliothécaire veuve, n’avait même pas franchir l’accueil des maisons d’édition. Il s’était entêté, croyant à son talent, et avait finalement été lu par un tout petit éditeur. Celui-ci ne publiait que deux livres par an. Et le sien manquait de profondeur.
A midi cinq, la description était bouclée. Il l’envoya et reçut quasiment instantanément un pouce levé. L’IA qui validait les textes approuvait.
Les enfants arrivèrent quinze minutes plus tard. Ça râla parce qu’il n’y avait pas de steak, plus de ketchup et que le pain n’était pas assez croustillant. Puis Lucie et Lucien, ses jumeaux, en vinrent presque aux mains. Elle le trouvait idiot et il la trouvait bête. Mathieu les envoya tous les deux se brosser les dents et les entendit rire dans la salle de bain. Louise et Victor mangeaient dehors.
Il lui restait donc environ trois heures pour réécrire la scène amoureuse de la page 226. Il allait ouvrir le manifeste lorsque le téléphone sonna :
— Mathieu ? Salut, c’est Greg.
— Salut ! Comment vas-tu ? Greg était un des ouvriers du livre qui bossait avec lui.
— Je suis coincé ! Je dois écrire une page 16. Tu sais, c’est quand le héros doit se poser des questions. Je n’y arrive pas, y’a rien qui vient.
— Mince. C’est le plus dur. Tu as essayé de demander de l’aide à Judith ?
— Oui, mais je crois qu’il y a un bug. Elle me répond toujours la même chose : le personnage ne peut pas s’interroger.
— Elle m’a fait ça une fois aussi. Redémarre le système.
— Ok, je vais essayer. A plus.
Judith était l’assistant-créateur fourni avec le manifeste. Elle était capable de puiser dans une banque de données infinie et de proposer des recettes pour sortir des impasses. Mathieu y avait parfois recours, mais il préférait s’en passer.
14h, il fallait vraiment s’y mettre ! Il risquait son poste si la scène amoureuse n’était pas livrée avant 17h. Il faudrait alors retourner sur les marchés. Ou bien ouvrir une petite boutique. Il y vendrait des mots. C’était stupide, il n’avait pas le temps de rêver.
« page 226 : des études ont montré que la page 226 est le moment idéal pour introduire dans le récit une scène amoureuse. Le lecteur y arrive vers 22h45, alors qu’il est allongé près de sa compagne. Plusieurs possibilités s’offrent à vous :
— une scène explicite (recommandé) : n’hésitez pas à employer des mots crus et des tournures de phrases qui suggèrent des positions ambiguës. Les phrases seront courtes et haletantes. On doit sentir l’animalité et presque la violence. Les personnages se jetteront l’un sur l’autre, et inversement. Il est en général inutile d’en écrire plus de quatre ou cinq lignes, elles ne seraient pas lues.
— une scène érotique : vous veillerez à préparer cette page par une lente progression de la sensualité du personnage en glissant aux pages 145, 186, 207 et 216 des détails sur une tension intime qui s’exacerbe. Le cadre sera particulièrement soigné : choisissez une lumière chaude et des draps propres. Vous utiliserez
des métaphores plutôt que de montrer l’action directement. Celle des vagues ou du cycle des saisons sont particulièrement appréciées par la lectrice pudique de 47 ans, qui reste une cible de choix. Enfin, la dernière phrase sera toujours : elle se sentait protégée par ses bras puissants, il la comprenait.
— Une scène platonique (fortement déconseillée) : vous êtes invité à comprendre que le sexe est essentiel. Si vous lisez cette section, vous serez probablement congédié rapidement.
16h. Pourquoi sa page était-elle refusée ? Il relut une nouvelle fois les instructions. Quelque chose n’allait pas, mais impossible de mettre le doigt dessus. Judith semblait avoir définitivement planté. Elle répétait sans cesse : l’amour, mot inconnu, mot inconnu… Les enfants allaient bientôt arriver, il ne pourrait plus rien faire. Il avait une heure pour trouver le problème. Nouveau coup de fil :
— Alors elle vient cette scène amoureuse ? On n’attend plus que toi ! Mais qu’est-ce que tu fous bordel ?
— J’y suis, j’ai presque fini… répondit-il.
— Si tu nous fais louper la sortir du vendredi, t’es viré !
Le vendredi, on se préparait pour le week-end, les gens achetaient en masse. Il se vendait bien deux mille exemplaires dans la journée ! Bon sang, ce n’était pas possible ! Il avait toujours réussi ce genre de scène. Etait-il devenu si mauvais qu’il était incapable de suivre un plan aussi simple ?Il fallait reprendre à zéro et tout vérifier. La lumière : chaude. Les sensations : chaudes. Les métaphores : brûlantes avec ce volcan qu’il avait osé. Non, il ne voyait pas. Alors il se dit que les phrases étaient peut-être trop longue. C’était dit dans les dix préceptes du manifeste : la phrase longue est difficile à lire, jamais plus de deux verbes !
Il ne pouvait pas se permettre de perdre son travail. Il hacha donc davantage le texte et parvint à une version parfaite, à 16h59. Il envoya le texte. Le temps se figea un instant. Il était pétrifié en attendant la réponse. Il entendit que les enfants arrivaient, ils chahutaient dans les escaliers. Un pouce vers le bas s’afficha. Il était renvoyé.