À train lent
Auf Panodyssey kannst du bis zu 30 Veröffentlichungen im Monat lesen ohne dich anmelden zu müssen. Viel Spaß mit 29 articles beim Entdecken.
Um unbegrenzten Zugang zu bekommen, logge dich ein oder erstelle kostenlos ein Konto über den Link unten.
Einloggen
À train lent
La pensée voyage à la vitesse du désir.
Malcom de Chazal
La campagne défile, brumeuse, encore endormie. Le mois de décembre est déjà bien avancé, et pourtant le givre n’a que quelques heures à vivre sur les prairies. Il s’évanouira bientôt dans la douceur de l’air alsacien. Ouvrant mon thermos de café, je contemple le spectacle, campagnes, bois et forêts couverts d’une fine pellicule blanche, au travers de la vitre du train-couchette. Je me sens bien, l’esprit encore cotonneux de sommeil, mais à ma place. Se réveiller au petit matin dans un train de nuit sillonnant la campagne devrait être un Droit de l’Homme.
Surtout pour aller voir un concert de Rodstein. Ces chers Rodstein, mes idoles, qui ont décidé, il y a bientôt vingt ans, de donner des concerts “sobres” : ils ne jouent plus que dans leur pays d’origine, l’Allemagne, et dans quelques régions frontalières. Finies les tournées mondiales, finis les déplacements en jet. Rodstein joue son slow métal une semaine minimum dans chaque ville, dans de petites salles, emploie des roadies du coin, des gens en difficulté sociale, avec un bar organisé dans le même esprit. Local, inclusif, en circuit court… Cela a pu faire jazzer dans le petit milieu de la musique, et de la culture en général, d’habitude si international et voyageur.
Mais les gens se sont habitués, les fans de Rodstein comme moi ont pris le pli, nous avons renoncé à les voir live, préférant regarder les retransmissions à distance, en basse résolution bien souvent, mais avec un bon son. Si je me déplace aujourd’hui pour les voir, c’est que la situation est exceptionnelle : j’ai gagné un concours organisé par une webradio partenaire. Deux places pour une date lors de leur semaine strasbourgeoise, dans une petite salle, un ancien cinéma. Et les billets de slow train qui vont avec. Ma fille, Anna, n’a pas souhaité venir. Mes amis métalleux n’étaient pas disponibles. J’ai donc revendu sur Internet le deuxième billet de train à un étudiant, et la deuxième place de concert à une certaine Katia, de Varsovie, une autre fan ayant raté, pour raisons professionnelles m’a-t-elle expliqué, les précédentes dates données à la frontière germano-polonaise.
Je l’avoue, ce voyage est aussi pour moi une trop belle occasion d’échapper, pour une fois, aux préparatifs du réveillon familial et aux questions inquiètes de mes vieux parents. Ils ne comprennent pas pourquoi je ne pousse pas Anna à faire de longues études, de grandes écoles, de management ou autre, comme eux à leur époque. Mais Anna a bientôt vingt ans, elle fait ce qu’elle veut, elle fera ce qu'elle voudra. Manuelle depuis toujours, elle veut travailler “dans la forêt”. Pas pour sauver la planète, non, elle n’a pas cette prétention. Anna veut travailler dans la forêt, avec la forêt, par et pour la forêt. Elle aime la forêt au-delà de sa sauvegarde, au-delà du retour à la nature… Elle veut faire communion avec elle, elle veut que le monde soit la forêt, et que la forêt soit le monde. Anna sait déjà tout sur la forêt, elle sait qu’elle est le système primordial, le monde d’avant le monde des hommes. Elle sait aussi sa fragilité, son rôle de puits de carbone, de poumon de la planète etc. Anna est une geek de la forêt, comme il existe des fous de jeux vidéo ou des accros aux mangas ou au sport. Comment ne pas l'encourager dans cette voie ? D’autant que les chiffres - que j’ai dénichés pour couper court aux critiques parentales - sont formels : c’est un métier d’avenir. Les “bois et forêts” recrutent. Depuis des années, la France redécouvre ses arbres, leur entretien, leur rôle, leur place entre villes, campagnes et villages… et prend conscience qu’il faut des bras, des jambes et des cerveaux pour le faire. Mais allez dire cela à mes vieux, pour qui hors des bureaux il n’est point de salut professionnel. Allez leur dire qu’ils sont innombrables, les jeunes comme Anna, qui s’enrôlent dans l’armée de la nature, qui choisissent les arbres et non les tours de bureaux, la Forêt plutôt que la Défense.
Mes pensées cessent de vagabonder et reviennent dans le couloir du train-couchette. Où en étais-je ? Ah oui, se réveiller dans un train de nuit devrait être un Droit de l’Homme… Me voilà donc ce vendredi matin, jour J du concert, en slow train dans la campagne alsacienne, non loin de Strasbourg. Les trains de nuit à vitesse modérée sont nombreux à présent. Pour relier les villes de France éloignées, ou les capitales européennes entre elles, ils sont presque devenus la norme. Celui qui relie Brest, où je vis, à Strasbourg est l’un des derniers à avoir été mis en service. Tout confort, intérieur en bois recyclé, il met la nuit pour traverser le nord de la France, d’ouest en est, à modeste allure. Mais nous avons renoncé à la précipitation, et grâce au Wi-HiFi à bord, il nous est possible de travailler à distance durant le trajet, alors à quoi bon se presser ? D’ailleurs la ligne à grande vitesse Grand Est vient de fermer, faute de clients, et elle n’est pas la seule.
Il reste moins d’une heure de trajet. Du regard, je compte des nombreux petits hangars et maisons disséminés ça et là dans les champs, témoins d’un monde agricole qui s’est bien développé ces vingt dernières années. Il est vrai que beaucoup de gens ont fait comme Anna, ont choisi de prendre soin de la nature, de la cultiver pour en tirer de quoi vivre et nourrir les siens et les autres. Les campagnes se sont repeuplées d’une foule bigarrée de jeunes, de vieux, de couples citadins et de familles de réfugiés. Tout un petit monde épaulé par des drones de pollinisation qui pollinisent, des drones d’arrosage qui arrosent, selon des cadences et des volumes très précis, établis par de complexes calculs algorithmiques. Tout un petit monde équipé de petites machines, tracteurs et moissonneuses-batteuses électriques, et surtout secondé par des millions d’animaux, de plantes et d’insectes auparavant menacés, à présent génétiquement recréés, réimplantés et chouchoutés pour les services qu’ils rendent. Chèvres, moutons, volailles, libellules, coccinelles, abeilles, lombrics, rapaces, mulots, piafs et lézards grouillent, vrombissent, désherbent, fertilisent, vivent. La campagne à l’aube est encore calme, mais je sais que, d’ici quelques heures, elle bruissera de toute cette activité, tel un atelier en plein air où chacun a sa place. Sauf le hasard, pratiquement évacué de l’équation générale par la grâce des ingénieurs agronomes, de leurs algorithmes et de leurs travaux génétiques.
Il est encore tôt quand le train entre en gare de Strasbourg. Je passe à l'hôtel me débarbouiller, avant de profiter de la journée pour visiter la ville, que je redécouvre, que je n’ai pas visitée depuis des décennies. Au fil de ma marche, je constate qu’elle a su imiter ses voisins germaniques en matière d’écologie urbaine, avec bien plus de talent que d’autres villes comme Paris, Lyon ou Brest. On ne peut pas faire cent mètres sans tomber sur des potagers partagés, généralisés avec l’appui des pouvoirs publics après la Grande Pénurie Alimentaire européenne de 2023. Strasbourg suit ainsi les traces de Berlin, où j’ai lu que l’ancien aéroport Tempelhof est devenu une sorte de petit monde agricole en soi, avec des champs, des jardins, des serres, des fermes, des brasseries, des artisans locaux. On y cultive même, depuis peu, des agrumes, car le réchauffement climatique est à présent tel que les oranges poussent sans problème aux bords de la Spree. Strasbourg songe à faire de même pour reconvertir son propre aéroport, qui ne sert plus, à la marge, qu’à certains besoins particuliers de fret et à quelques diplomates, hauts fonctionnaires ou à de riches et indécrottables hommes d’affaires. Je rentre à l'hôtel en fin d’après-midi pour me reposer en attendant le concert.
Vers dix-huit heures, le vibreur de mon slow phone résonne dans sa coquille de bois, me tirant d’un demi-sommeil. C’est un message de Katia, mon acheteuse. Elle propose que l’on se retrouve pour assister au concert ensemble. Elle aussi est venue seule. Nous convenons d’aller dîner quelque part avant. Même si j’ai pu voir sa photo à l’occasion de la transaction en ligne, la découvrir en vrai est un choc. Yeux bleus clairs, cheveux noirs noués en une seule grosse natte à la mode viking, sourire discret, port athlétique, presque musclée, Katia rayonne à cent mètres à la ronde. Le petit signe qu’elle me fait de sa main, assorti d’un timide sourire, me ravit. Sa voix légèrement rauque, achève de me chavirer. Elle parle un français presque parfait, avec l’accent que vous imaginez. Arrivée de Pologne le matin même, en slow train également, elle reste également à Strasbourg tout le week-end. Katia est comme moi quadragénaire, célibataire, divorcée avec enfants. Je n’ai pas fait le voyage dans l’espoir de faire une rencontre amoureuse, mais les étoiles semblent alignées. Disponible et serein, je reste tout de même un grand timide, et n’ose franchir les portes de l’espoir.
Nous dinons dans un joli restaurant de spécialités régionales revues au goût du jour, c’est-à-dire en majorité végétariennes. La choucroute vegan que Katia me fait goûter est une belle surprise, et mes incontournables saucisses de Strasbourg ont beau être au tofu, le fumet est remarquablement rendu. J’apprends que Katia est d’origine ukrainienne, que sa famille est arrivée à Varsovie, réfugiée de Kiev lors de la guerre de 2022. Elle me parle de son métier : consultante, elle aide les administrations publiques de son pays à décarboner leurs activités, et à éviter que les choix publics ne les “recarbonnent”. Cela me semble austère, mais non, me dit-elle, cela lui plaît, elle se sent utile. Et puis c’est très bien payé, car les doubles profils ingénieur-gestionnaire comme elle sont rares en Pologne. Il est vrai que là-bas, comme partout en Europe, beaucoup de gens se sont tournés vers des métiers non-tertiaires, agricoles, artisanaux et techniques. Les consultants “à l’ancienne” sont devenus rares. Professionnellement, Katia semble donc bien plus importante au monde que moi, qui n’occupe qu’un boulot alimentaire, dans un centre d’appel dédié à l’aide aux personnes âgées. Je lui explique que mon rôle est de les aider, au téléphone ou par e-mail, à comparer les devis de rénovation énergétique de leurs habitations. C’est utile, oui, mais ma vraie vocation est ailleurs : je tente depuis des années de faire publier mes “Contes et légendes des mondes ralentis” avec une absence de réussite qui est, en soi, assez remarquable. Patience, me dit Katia, les mentalités changent vite, mes contes finiront par trouver un débouché. Elle me demande de lui en envoyer.
Je souris et la remercie pour ses encouragements, mais au fond, je sais que je m’y prends trop tard. Mes histoires ne me semblent plus nécessaires. La réalité a changé avant les mentalités, et les mentalités ont plus ou moins déjà suivi. Le monde nouveau n’a pas eu besoin de mes histoires. La France n’a pas attendu mes livres pour développer les trains de nuit entre villes. L’Allemagne n’a pas lu mes manuscrits avant de refonder entièrement son industrie automobile. Aucun de ces millions de Polonais, Français, Allemands, Européens, entrepreneurs, politiques, artistes, commerçants, ouvriers et paysans qui, ces dernières années, plus ou moins contraints par les événements, se sont formés et adaptés à la sobriété et à la résilience dans un monde qui se réchauffe n’ont jamais lu une ligne de moi. Je n’ai même pas eu d’influence sur Anna, ma fille.. L’appel de la forêt, c’est comme si elle l’avait reçu à la naissance. Je n’ai été pour rien dans l’apparition de sa conscience sylvestrophile - si jamais ce mot existe. Mais non, renchérit Katia, je me trompe : elle trouve qu’il est vital de rendre la contrainte désirable, même a posteriori, de faire en sorte que les gens arrêtent de subir et aiment le monde sobre et lent qui est désormais le nôtre. A posteriori ? Pourquoi pas. L’argument me séduit car il est prononcé par Katia, mais portera-t-il auprès des éditeurs…
Après le dîner, nous nous rendons à pied au concert,en passant non loin du Parlement européen. Katia me raconte qu’elle est déjà venue manifester devant l’institution. C’était en 2040, contre une réforme qui voulait limiter le divorce dans son pays d’origine. Je me souvenais de cette affaire. Le gouvernement polonais de l’époque avait avancé des arguments énergétiques et écologiques pour tenter de refonder le droit de la famille, et réduire les possibilités de séparation. Il est vrai que devoir occuper et chauffer deux logements, multiplier les déplacements, tout cela ne va pas dans le sens d’une vie sobre. Liberté individuelle contre responsabilité collective, valeurs morales contre urgences environnementales… en Pologne, mais aussi au Parlement européen et dans d’autres pays, les débats avaient été houleux. Cependant, la liberté amoureuse restait une des grandes conquêtes du monde occidental moderne, et personne ne voulait réellement revenir en arrière. Les dirigeants polonais eux-même avaient reculé. Katia en était fière : c’était LA grande victoire de sa petite carrière de de citoyenne engagée. C’est à ce moment-là, sous l’emprise de son regard pétillant de souvenirs, que je réalisai à quel point l’amour peut naître de l’admiration.
Le concert de Rodstein est mémorable. Durant l’ultime rappel, peut-être encouragée par l’ambiance et par les bières partagées, Katia me fait signe d’approcher mon visage du sien pour me parler.Je m’exécute… elle en profite pour m’embrasser ! L’illumination est totale. S’ensuit un week-end de rêve, nuits et matinées d’amour, après-midi de marches en ville, jours de rires et de conversations.
Le dimanche soir approche à grands pas quand je me surprends à tirer des plans sur la comète, comme un adolescent trop pressé, au point même de m’inquiéter des modalités de notre éventuelle liaison. Nous vivons loin de l’autre, et si nous nous revoyons, si cela marche entre nous, il faudra assez rapidement songer à vivre sous le même toit, pour économiser la place, l’argent, l’énergie, les trajets, tout. Vivre chez Katia, à Varsovie ? C’est en plein centre mais je crois savoir que son logement est vétuste et mal isolé. Chez moi à Brest ? C’est loin de tout mais mon immeuble est quasiment autonome. Il nous faudra sans doute songer à vivre à mi-chemin, à Strasbourg ? Ou à Francfort-sur-Main ?
Avec appréhension, je demande à Katia à quelle heure part son train. Elle me regarde et rougit, m’avoue appréhender la sécurité dans les trains de nuit et être venue… en avion. Je la dévisage, incrédule. Le monde ne s’écroule pas, mais il tourne moins rond d’un coup. Un silence gêné s’installe, puis Katia s’active, balbutiant en Polonais, rougissant de plus belle. Elle ferme sa valise et saisit son slow phone, me jetant des œillades de petit animal désolé. Est-ce pour ne pas me décevoir qu’elle annule son vol retour et achète en hâte un billet de train de nuit pour Varsovie ? Craint-elle de perdre mon admiration ? Tire-t-elle aussi des plans sur la comète ? J’aime le croire. Comme j’aime croire, en l’accompagnant à la gare, que bientôt nous nous réveillerons, chacun de notre côté dans nos trains lents, nous nous retrouverons à mi-chemin et irons nous promener dans les forêts par ma fille protégées. Bientôt. Mais patience, en amour également nous savons à nouveau prendre notre temps.
Nouvelle écrite pour le concours organisé par le Shift Project en 2022. Photo by Balazs Busznyak on Unsplash