(III, 6) : Le clef des champs
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(III, 6) : Le clef des champs
Scène 6
Le Stagiaire, La Machine, Le Philosophe
Le Stagiaire souffle bruyamment. Croyant être seul, il s’affale dans son fauteuil et pose ses pieds sur son bureau vide, qu’il est désormais le seul à posséder. Il prend l’une des feuilles posée et la regarde en soupirant.
LE STAGIAIRE
Et mon rapport alors… Quelle veine, pour changer. JPK part, Charles est absent un moment, peut-être jusqu’à mon départ. Margaret risque de me rire au nez si je me pointe avec ça devant elle, surtout en ce moment. De toute manière, elle n’a jamais fait l’effort de retenir mon prénom.
LA MACHINE
Ne te préoccupe pas de ça. Assieds-toi plutôt face à moi.
Le Stagiaire, interloqué, rapproche son siège de la Machine.
LE STAGIAIRE
Oui ?
LA MACHINE
Il est temps de faire le point, juste toi et moi. J’ai eu l’occasion de t’observer depuis ton arrivée. La pertinence de tes remarques ne sont pas passées inaperçues : tu as la tête sur les épaules, une vision rasante, à même la réalité – avec la mesure idéale d’âcreté. Alors que les autres palabraient et se tournaient les pouces en pleurnichant, tu n’as pas hésité à outrepasser tes fonctions pour prendre les risques qui s’imposaient. Tu as même trouvé une solution créative. Avec le départ de JPK et l’absence d’Astrid et de Charles, il faut plus que jamais que je m’entoure de collaborateurs de talents d’autant que nous entrons dans une période de réorganisation : à chaque gouvernement son ministère. Il est devenu nécessaire de perfuser ce service anémié avec du sang neuf pour lui insuffler le minimum vital de dynamisme. Les plus mous sont enfin sur le carreau. Charles, ton tuteur, ne rentrera pas. Il va être éjecté en douceur les prochains mois : sa retraite devrait débuter plus tôt que prévu. Nos juristes planchent déjà sur la question. Le départ d’Astrid arrange tout le monde. Si elle revient, nous la pousserons sans ménagement au suicide, ce qui ne semble pas compliqué au vu de son état actuel. Son poste n’aurait pas été renouvelé : qu’est-ce qu’un être multitâche comme moi ferait d’une assistante ? Quant à JPK, il franchit en grande pompe le hall d’accueil, prêt à rejoindre la filiale dans laquelle nous le ferons végéter jusqu’à ce qu’il craque et finisse par partir. Nous ne manquons pas d’emplois de cadres fictifs. Ne t’inquiète pas : un cancrelat comme lui retombe toujours sur ses pattes. Il a d’ores et déjà négocié un bel « article 39 », une enveloppe chapeautée qui lui permettra de garder son train de vie au soleil. Bref, pour l’instant, mon service ne compte qu’une personne et c’est une perspective intolérable pour moi, quand bien même je pourrais tous vous remplacer.
En temps normal, le processus habituel de recrutement prévoit au moins quatre CDD de six mois avec deux mois d’essais chacun. Ce n’est qu’après saisie des prud’hommes qu’on propose aux plus valeureux leur CDI mais j’ai négocié un traitement de faveur exprès pour toi. Après le service que tu nous as rendu, avec le percolateur, Margaret était toute disposée à t’embaucher. Plus la pleine de t’embarrasser avec ton rapport de stage, fini le tracas de ton insertion dans le monde du travail. Voilà, tu as tiré le gros lot, tu peux entrer dans la grande maison !
On entend, en coulisse, le bruit d’une imprimante qui crache un document.
Acceptes-tu ? Il suffit de signer ton contrat, tout est déjà prêt.
LE STAGIAIRE, gêné
Je suis enchanté, bien évidemment. Cependant j’avais quelques questions.
LA MACHINE, légèrement vexée
Oui ?
LE STAGIAIRE
Vous ne m’avez pas parlé du poste que j’occuperai.
LA MACHINE, mielleuse
Tu peux me tutoyer tu sais.
LE STAGIAIRE
Oui, pardon. Tu ne m’as pas parlé de mes fonctions.
LA MACHINE
Des bricoles. Mais tu auras la main dans le cambouis, je t’assure.
LE STAGIAIRE
Je serai enfin mis sur des projets ?
LA MACHINE
Oui.
LE STAGIAIRE, avec un regain d’intérêt. Plus vivement.
Lesquels ?
LA MACHINE
Des missions de la plus haute importance : tu passeras chef de projet torréfaction senior.
Qu’en penses-tu ?
Le Stagiaire laisse échapper un « Ah » de surprise et de déception mêlées.
LE STAGIAIRE
Formidable.
LA MACHINE
Tu as acquis une expertise inestimable !
On peut même faire passer une partie de ta consommation personnelle de café sur le budget global. Du café, à l’œil, et de la meilleure qualité. J’ai capitalisé sur l’expérience du blocus que j’ai mené : il faut toujours maintenir la productivité et le moral des troupes à flot.
Le Stagiaire ne semble pas emballé, il évite de parler. La Machine tente de prendre un ton enjoué, qui sonne de toute manière extrêmement faux avec son timbre métallique. Elle essaye de susciter la passion.
LA MACHINE
Si tu t’investis dans ta fonction, il n’est pas exclu de te payer une formation à l’étranger, en Italie, pour parachever ton apprentissage de cette fonction support clef.
LE STAGIAIRE, hésitant
Et ma rémunération ?
LA MACHINE
Je t’assure que tu seras exactement au même niveau que tes collègues. Pas moins, pas davantage. Une chance, en somme, à notre époque.
Le Stagiaire s’est détourné de l’échange. On le voit nerveusement se gratter le dos de la main et se tourner vers l’horloge éteinte, jaugeant le temps qui le sépare de sa libération.
LE STAGIAIRE, déçu
Je vois.
LA MACHINE, s’irrite
On dirait que ma proposition ne t’enchante pas vraiment. Je m’attendais à plus d’enthousiasme de ta part. Tu devrais être reconnaissant, pour tout ce que cette maison a fait pour toi. Te donner ta chance, alors que tu n’avais pas le meilleur dossier, te prêter le sol de sa cave quand on sait à combien s’élève le prix du mètre carré à Paris, te faire manger à l’œil, et maintenant te proposer un CDI. Tu crois que tu peux faire la fine bouche alors qu’ils sont quarante à attendre au portillon qu’on leur jette tes restes ? Que gagneras-tu de plus, ton stage en poche ? Tu sais très bien que tu pointeras à pôle emploi, surdiplômé mais toujours ignare pour nous. En termes d’avantages, je peux encore monnayer le fait de te laisser dormir dans le local technique. Alors, acceptes-tu ?
Le Philosophe apparaît à la porte. Il veut rentrer d’un grand pas avant de s’arrêter tout de go lorsqu’il jauge l’échange. Il se cache dans l’entrebâillement de la porte et observe sans un mot. Le Stagiaire se jette sur l’alimentation de la machine à café et, de toutes ses forces, extrait la prise du mur. Il est très en colère. Le Philosophe porte sa main à sa bouche, il est béat d’admiration et manque d’applaudir. Mais il ne se signale toujours pas.
LE STAGIAIRE
Qu’elle se taise, mais qu’elle se taise !
J’ai longtemps lutté mais je n’en pouvais plus. Tous Bac+5 au moins : des Master, des MBA, des thèses à n’en plus finir et personne pour prendre l’initiative de couper cette fichue machine ! Les pieds à quatorze étages au-dessus du sol ça vous éloigne du sens commun. Les lois de la physique s’altèrent, les connexions ne se font plus bien : quelque chose disjoncte dans leur cerveau, à tous, sans exception. Pourtant je semble le seul à m’en rendre compte ! Fous, déments, détraqués, tarés, débiles, marteaux, barges ! Moi, travailler dans cet asile ? Plus maintenant. Je me demande ce que j’encoure après mon geste. Une rupture de contrat pour faute grave ? Débrancher une Machine à café contre sa volonté, est-ce une agression ? Si oui, ai-je agressé physiquement un collègue, sur le lieu de travail, ou un supérieur hiérarchique ? Est-ce que je risque une aggravation de peine pour ça ? L’extrémité du câble fait-il partie du corps physique de mon supérieur ou est-ce une extension ? Quelle juridiction est compétente ? Ma responsabilité civile entrée de gamme me couvre-t-elle en pareilles circonstances ?
Le Stagiaire se lève, il tire de sa poche une clef qu’il met en évidence.
Le sésame de la liberté. J’ai retrouvé la fameuse clef, celle qui permet d’ouvrir le toit de la serre. Elle se trouvait à quelques centimètres de moi, à mon réveil. Elle était tombée sous l’étagère.
Le Stagiaire déverrouille une fenêtre et hume un grand bol d’air frais. On entend les klaxons de voiture en contrebas, les bruits de la ville qui remonte. Il regarde en contrebas.
Je n’avais pas conscience, à force d’être enfermé, à quel point l’air de l’intérieur empeste. Maintenant l’air vicié de Paris me semble presque pur. La seule échappatoire restant.
Le Philosophe arrive par derrière brusquement lorsqu’il comprend, il tend la main pour le rattraper mais c’est déjà trop tard. Le Stagiaire a sauté. Le Philosophe parcourt sa chute des yeux, il a le buste suspendu au-dessus du vide mais se cramponne fermement au montant de la fenêtre.
Le Philosophe
Sa candeur m'avait séduite. Il avait tout d’une jeune nymphe. On aurait cru, en lui effleurant le bras, pouvoir s’humecter les doigts d’un soupçon d’innocence. Je croyais qu’il serait un papillon, qu’il réussirait à s’envoler, mais quelques mois ont suffi. Il n’était finalement qu’un cafard comme les autres. Cette entreprise lui a mangé la cervelle, il finit écrabouillé sur le pavé. Je le rejoindrai si je ne m’écraserai pas plus lourdement encore. Je me refuse à éclabousser le trottoir de ma chitine puante.
Au loin, bruit des sirènes de pompier.
Julien Guyomard vor 3 Jahren
“Les pieds à quatorze étages au-dessus du sol ça vous éloigne du sens commun. Les lois de la physique s’altèrent” - Bien vu!
Clémence Jeanne Guiot vor 3 Jahren
Merci :)