(I,6) : Pas le temps de niaiser !
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(I,6) : Pas le temps de niaiser !
Scène 6
Le Philosophe, Le Boss, Le Stagiaire, Astrid, Charles
ASTRID
Ah, c’est Charles, il arrive ! Tous à couvert !
Le long cri continue, très faible d’abord, constitué de syllabes qui se répètent, « baaaabaaba », entrecoupé d’un bruit de savate qui se traîne au sol. Le bruit se rapproche de même que les pas traînants.
LE BOSS
Je vais le saluer en premier.
La porte s’ouvre lentement. Charles apparaît. Un vieux fonctionnaire dans un costume dépassé de mode avec des tâches séchées. Il a une cravate à motifs autour du cou. À chaque mouvement, ses chaussures usées frottent le sol car il ne lève plus les pieds en marchant. Il a levé un bras au-dessus de la tête, rigide, son poing est fermé sur une barre qui n’existe pas. Il se croit encore dans le métro. Il avance comme un robot, par à-coups mécaniques, les yeux ternes, sans discontinuer avec ses « bababaaaa ». Le Boss essaye de lui descendre la main, sans succès, et le tire très doucement jusqu’au bureau le plus éloigné avant de le faire s’asseoir dans sa chaise de bureau à roulettes. La scène est démesurément longue. Les autres employés semblent trouver tout cela normal, à l'exception du stagiaire qui se tasse dans son fauteuil. Il fait son possible pour masquer son air horrifié.
LE BOSS, s’acharnant sur le bras très rigide de Charles et lui adressant des petits bruits comme s’il s’agissait d’un animal craintif qu’on emmène à l’étable
C’est bon, Capitaine, tu n’as plus besoin de tenir la barre, tu es arrivé.
Charles pousse toujours cette même syllabe, sans modulation. Il ne regarde pas son interlocuteur. Il ne baisse pas la main pour autant.
Allez, nous y sommes.
Le Boss arrive enfin à l’asseoir dans le fauteuil même s’il est très droit.
Tu es au TRAVAIL (il insiste lourdement en lui criant dans les oreilles)
À peine achève-t-il le mot « travail » que Charles, par réflexe, baisse très brusquement le bras et saisit la souris. Il paraît très crispé mais son regard est toujours aussi vide. Il a arrêté au même moment son cri rauque et garde la bouche de travers, la lèvre légèrement entrouverte. Durant tout le reste de la scène, il restera mutique, le regard fixe, agité parfois de quelques tremblements réflexes violents au cou ou aux épaules. On peut le voir faire des bulles ou pousser des petits grincements de dents de temps à autre, baver à la commissure des lèvres, ouvrir plus grand la bouche. Charles est un légume.
Le Boss est satisfait. Il rajuste ses lunettes qui, sous le coup de l’effort, se sont décalées sur le sommet de son crâne. Il époussette rapidement le bas de son blazer et s’éponge discrètement le front, d’un rapide coup de main. Puis il regarde l’heure. Il prend un air faussement léger.
Je vois que le RER à Saint-Remy a eu du retard. Ce n’est pas dans ton habitude Charles, de venir après neuf heures. Il ne faudrait pas que ça se reproduise. Nous en avons déjà parlé : anticipation, le socle de la relation de confiance entre le manager et ses collaborateurs. Depuis que tu as déménagé dans cette maison médicalisée, tu dois prendre en compte le rallongement de ton temps de trajet.
ASTRID
Ce n’était pas une journée mouvement de grève pourtant.
LE PHILOSOPHE, soupirant
Les joies de la banlieue profonde.
LE BOSS, plus enjoué, d’une tape légère dans le dos
Allez Charles, je ne vais pas te faire des histoires pour si peu. N’oublions pas que c’est ton jour aujourd’hui ! Pour la peine, tu resteras plus tard ce soir, nous serons quittes.
CHARLES
…
LE BOSS
Alors parfait, c’est entendu, je savais que je pouvais compter sur toi. J’ai trouvé ta dernière contribution si puissamment synthétique, si condensée, si vide de superflu qu’elle aurait même pu se passer d’existence. Elle m’a été d’une grande utilité en bilatérale avec Margaret, hier.
Il fait mine de s’éloigner du bureau avant de se rapprocher
Ah, au fait, je voulais faire un point avec toi mais je sais à quel point tu es sous l’eau entre le projet Cacatoès et Tohu-bohu qui te prennent tout ton temps. Laisse-moi te remercier encore une fois de m’avoir permis d'envoyer le rapport en mon nom propre (mais pour la visibilité de toute l’équipe). (À tous les collaborateurs) Nous avons provoqué le plébiscite hier au dernier CODIR ! On nous a commandé d’autres supports !
Il se tourne vers Astrid avec un sourire guilleret
Astrid, maintenant que j’y pense… Tu as été mer-veil-leuse. Ton idée, c’était du grand art : qui aurait pensé qu’une vidéo d’un perroquet mangeant une cacahuète aurait tant de succès ? Je l’ai mis à l’ouverture du power point et elle a saisi toute l’audience. Ils me l’ont redemandée, encore et encore, à la pause tout en mangeant leurs petits croissants fourrés à la pâte d’amande allégée. Le Président veut que je la lui envoie pour la mettre sur la page du projet.
Son sourire s’efface brusquement, le Boss reprend un air sérieux et un ton neutre, légèrement piquant
Par contre, léger souci : on ne peut pas leur envoyer ta vidéo en l’état. En effet, le perroquet est vert. Or il nous faut un perroquet blanc car les cacatoès sont blancs. On va devoir leur faire parvenir une nouvelle version.
ASTRID, opinant du chef
Tout de suite, tout de suite ! Je vous envoie ça pour la fin du trimestre.
LE BOSS, l’air avide, les doigts remuant ensemble
Bien, bien.
Face à tous, guilleret à nouveau, les bras et les épaules ouverts
Quoi qu’il en soit, nous avons tous été mer-veil-leux, je tiens à vous le redire.
L’horloge affiche dix heures, l’occasion pour le Boss de se rapprocher de la chaise de Charles. Il saisit le dossier et le pousse doucement vers le centre de la pièce, à côté de la machine à café et du petit buffet improvisé. Astrid s’est levée également et s’empresse de remplir les verres avec le contenu de la thermos.
L’occasion, puisqu’il est dix heures, de rendre grâce à notre collaborateur émérite sans qui aucune synergie ne serait possible. Il fête aujourd’hui jour pour jour ses soixante ans de service.
Le Boss saisit un verre et prend les mains de Charles. Il pose le verre sur ses genoux puis s’en prend un avant de porter un toast à ses subalternes. Le Philosophe, le Stagiaire et Astrid l’imitent. Seul Charles reste inerte, le verre plein entre les mains.
À mon cher mentor, celui qui m’a tout appris et m’a permis de grandir. Que son ombre fasse grandir notre nouveau stagiaire. À Charles, vive Charles !
ASTRID, LE PHILSOPHE et LE STAGIAIRE, en chœur
Vive Charles !
LE BOSS, à Charles
Que ta pré-retraite t'apporte l'épanouissement et que ta vie soit encore longue et productive. Nous t'avons préparé une carte ainsi qu'un cadeau. (Il fait un geste empressé et appelle) Astrid !
ASTRID
Oui oui !
Astrid ouvre un tiroir derrière son bureau et ramène une carte de vœux ainsi qu'un cadeau. Il est de forme allongée. Un ruban doré tente de faire illusion et de rendre digne ce cadeau enroulé dans du papier journal. Astrid le lui passe devant les yeux, sans réaction de Charles. Le Boss tire sur le ruban et découvre un chausse-pied estampillé du sigle de l'entreprise, CFO. Tout le monde fait mine de s'extasier en poussant des « oh » et des « ah » de stupeur, Stagiaire compris. Au bout d'un moment de ce cinéma, Le Boss, ne sachant où le poser, le met sur les genoux de Charles pendant que les autres sirotent la tisane au tilleul. Astrid dépose la carte au même endroit.
ASTRID
Il pourra réussir à se déchausser sans moi le soir. C'était une excellente idée, tout comme la carte. Il conservera toujours une partie de nous. J'espère qu'il l'ouvrira, parfois, et que l'odeur de nos salives séchées lui rappellera le bon temps.
LE PHILOSOPHE
Quel dommage que le stagiaire n'ait pas pu contribuer aussi.
LE STAGIAIRE
C'est regrettable en effet.
ASTRID
Tu vas nous manquer Charles.
LE BOSS, après un temps de méditation
Finissez votre verre puis il va être temps de se mettre au travail.
Les gens finissent leur verre et le jettent dans la corbeille. Chacun va se rasseoir à sa place. Ce n'est qu'à ce moment que les gens remarquent que Charles est resté au milieu de la pièce, tout seul, sans bouger, le verre plein entre les mains et le chausse-pied sur les genoux. Le Boss fait les gros yeux au Philosophe et à Astrid mais ne bouge pas. Le Philosophe se relève et fait rouler le fauteuil et Charles jusqu'à son bureau. Puis il se rassoit à sa place. Le Stagiaire essaye d'être sérieux, les mains sur les cuisses derrière son bureau. Il regarde avec circonspection le visage de Charles qui s'est affaissé sur le côté.
LE BOSS, voix grave
Chères collaboratrices, chers collaborateurs.
Avec tout ce remue-ménage ambiant, le projet Appel de la forêt a pris du retard. J’ai dû annoncer à Margaret la triste nouvelle. Autant vous dire que cette histoire de machine à café n’a pas arrangé nos affaires. Maintenant, Margaret insiste pour que nous tenions nos délais.
(Il baisse le ton, sur le ton de la confidence.) Vous n’êtes pas sans savoir que le CODIR élira son nouveau directeur général adjoint le mois prochain, et qu’un non-respect des deadline ferait tâche. (plus bas) Si vous voulez mon avis, je trouve qu’elle a promis des rapports un peu ambitieux au vu du temps imparti. Méfiez-vous : lorsqu’il arrive dans le poulailler, le jeune coq défait le nid de son prédécesseur et donne des coups de becs aux poules les plus déplumés. (Plus fort.) En des termes plus clairs : si nous lui servons notre service sur un plateau, il saisira l’occasion et quelques têtes vont sauter. Le service, délité ! Les meilleurs, au service reprographie. Les autres, au service courrier. (Ton posé.) Cette période s'annonce d'autant plus stressante qu’il va falloir évoluer dans un contexte d'embargo sur la caféine. Je ne vous le cache pas, j’aurais préféré vous annoncer de meilleures nouvelles mais n’ayez crainte. (Regain d’optimisme.) Comme toujours, je serai votre phare au milieu de la tempête. Un bon coup de collier, et nous aurons redoré notre blason. Bref, il faut stopper nos activités en cours et nous concentrer fissa sur le rapport d'étude Appel de la forêt !
Tous marmonnent sans oser souffler. Le Boss opine du chef. Puis, quand l’émotion retombe, Astrid change de sujet.
ASTRID
Et le stagiaire ? Qu’en fait-on.
LE BOSS
Oh, laissez Charles le briefer.