Leila
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Leila
Ils l’attendaient depuis deux heures quand il est rentré entouré de ses quatre gardes, sans saluer personne, pressé d’en finir avant même d’avoir commencé son discours.
Le ministre est venu inaugurer les travaux d’une journée d’étude sur L’exploitation des compétences nationales. Le thème est noté sur une pancarte collée sur un dérisoire tableau aux couleurs bariolées placée à l’entrée de la salle de conférence. Des titres pompeux qui approfondissent le fossé qui se creuse chaque jour, un peu plus, entre le peuple et ses représentants, se dit Leila en accédant à la minuscule salle où une cinquantaine de dirigeants déjà installés attendaient l’arrivée du responsable. Leurs applaudissements retentissent dès que celui-ci apparaît. Un homme qui a dépassé la soixantaine. Des cheveux épais et ras teints en noir, un corps grassouillet enveloppé dans un costume sombre, son parfum fort se mêle à l’odeur du renfermé de la salle. Sur les murs bleu nuit, des toiles et de cadres accrochés sans aucun goût immortalisent des projets gigantesques et coûteux, la plupart réalisés par des entreprises étrangères.
Ses yeux noirs brillent, le ministre sourit et attend patiemment que les ovations hystériques s’apaisent pour entamer sa plaidoirie. Un long discours en arabe ponctué quelques fois de phrases en français. L’écouter est un exercice difficile. Toutes ses communications se ressemblent depuis qu’il est à la tête du même département, depuis quinze ans. De jolis mots, des concepts scientifiques creux, une réforme qui perdure et des projets budgétivores qui n’en finissent pas. Lila regarde autour d’elle, elle n’a pas l’impression que son pays progresse comme prédisent les discours politiques. Les mêmes problèmes sont là depuis l’indépendance. Malvie, manque de liberté et de dignité. Corruption, mensonge et absence de perspectives.
Le ministre discourt encore, il s’attarde sur ses programmes et sur sa politique, il gonfle les chiffres, le budget et le nombre d’emplois créés. Les journalistes notent ses mots, sans réfléchir, effrayés de perdre une lettre, un soupir ou une miette. Il cite plusieurs fois le nom de son excellence le président de la république avec fierté et dévotion en fermant ses yeux comme s’il invoquait une divinité ou accomplissait une prière.
Assise au dernier rang, Leila scrute les hommes qui l’entourent, ceux qui décident du devenir du pays. Son regard traîne sur les dignitaires du patronat, les cadres du ministère et les entrepreneurs sexagénaires. Des visages ridés, des moustaches grisonnantes, des ventres pendants qui suffoquent dans des costumes sombres. Certains écoutent le ministre avec attention, d’autres se laissent dormir sur leurs sièges ou tripotent mécaniquement leurs téléphones portables, leurs jouets qui ne cessent de sonner.
« Investir des milliards c’est extraordinaire comme plan de charge », peste le ministre avec des yeux inquisiteurs qui ne lâchent pas l’assistance. Des yeux revolver tenus comme une menace à ceux qui oseraient le contredire. Il fabule pense Lila, tout le monde le sait et personne ne l’arrête. Ses propos l’irritent, elle étouffe, mais elle ne peut pas quitter la salle. C’est impoli de sortir quand un politique ment. Elle tente de se calmer, elle ferme les yeux et s’abandonne à son imagination. L’idée la fait sourire. Elle se lève et traverse la foule du régime, s’approche du ministre hébété et lui arrache le micro et regarde les présents. Le sourire de son père apparaît, sa main pétrie qui s’enfermait sur la sienne avant de la lâcher à jamais. Son père, le jeune soldat qui a libéré le pays, est mort seul à l’hôpital parce que il na pas été soigné à temps. Elle revoit les regards tristes de ses deux frères, leur jeunesse assassinée, parcourant la Méditerranée sur un bateau de fortune pour galérer en Europe et y mourir sans identité. « L’amour est le meilleur plan de charge que nous devons adopter. C’est un investissement à long terme. Donner de soi. Ici, l’amour naît dans la souffrance et grandit dans la douleur comme un enfant illégitime. Seul l’amour peut prospérer et assurer des lendemains ensoleillés dans un pays qui fait du pétrole son unique richesse et sa seule valeur ajoutée. Seul l’amour sauvera ce pays ». Leila ne cherche pas ses mots, ils sortent spontanément et la transportent dans leur lancée. Son cœur pleure. Un silence sépulcral. Les regards épuisés la fixent, des bouches plissées s’entrouvrent, personne ne tripote son téléphone, personne ne dort, les mains alourdis de montres de marques et de bagues dorées n’applaudissent plus. Tous la dévisagent comme s’ils écoutaient un fantôme.
« Allez vers le fonds de choses. Allégez les procédures qui bloquent l’entreprise dans ses actions », la sentence ministérielle la réveille. Elle sursaute, elle rêvait. Sous la lumière borgne des lampes artificielles mal installées, elle fixe le serviteur de l’Etat, ses moustaches vibrent, ses grosses mains bougent dans tous les sens et ses bagues scintillent dans le noir, il prêche la vérité. Comment ses mains peuvent-elles caresser le corps d’une femme ou le visage d’un enfant ? L’idée l’obsède chaque fois qu’elle couvre ses conférences, ses yeux ne quittent pas ses mains et leurs mouvements.
« Cherchez les initiatives possibles », dit-il encore. C’est le mot de la fin, les fanas se lèvent et applaudissent fiévreusement. Sans tarder, le modérateur invite l’assistance à une collation, comme débarrassés d’un lourd fardeau, cadres et entrepreneurs bondissent de leurs chaises, le ministre en premier. Il se mêle aux invités, bavarde en dégustant des boissons sucrées dans des verres chinois et les gâteaux traditionnels qui décorent la grande table en bois importée de Malaisie. Des éclats de rire fusent, des blagues, des chuchotements, des mains s’entrelacent. Ce sont des retrouvailles. Tout va bien.
Leila prend son sac et s’éloigne du bruit, de la fête et du mensonge. Les images des jeunes qui sont sortis la semaine dernière dans les rues, manifester leur colère en jetant des pierres sur les policiers la hantent. Ils sont sortis de leurs banlieues, de leurs ghettos pour dénoncer la cherté de la vie, la cherté de l’Algérie et revendiquer une poignée de droits et de dignité. Elle s’adosse à un mur, elle a mal en regardant ces politiciens qui prononcent des discours pour rassasier la soif et les espoirs. Lila a encore plus mal en repensant à ce qu’elle va écrire dans son article. Par quoi commencer, quelle information rapporter ? Le discours du ministre ? Elle veut décrire ce qu’elle voit, ce dont elle est témoin, raconter ces responsables qui arrivent en retard, avec comme solution aux innombrables crises, de jolis mots dans la poche, ces grabataires qui applaudissent machinalement chaque mot. Si seulement. Son rédacteur en chef refuse toujours ces articles qu’il trouve banal. Quelle belle censure ! Comme d’habitude, à contre cœur, Leila se contentera de livrer un papier froid, chargé de déclarations officielles insensées. Ce n’est pas professionnel, elle le sait, surtout pour le quotidien indépendant dans lequel elle travaille depuis cinq ans. C’est vrai. Comme tous ceux qu’il accuse de tous les maux de l’Algérie, le journaliste n’est pas différent. Il fait aussi le sale boulot et participe à la grande supercherie politique et nationale.