C’est une horloge à eau, alors ?
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C’est une horloge à eau, alors ?
Finalement le mage Juscule sortit de sa cachette, et vint en personne les accueillir à la porte. Bien sûr, il aurait aimé continuer à jouer un peu plus longtemps, en se moquant des deux énergumènes égarés dans son jardin ; seulement, il eut peur de les casser, et comme la solitude peut peser sur le pour et le contre dans un esprit, il prit une décision. Aujourd’hui, il voulait surtout s’amuser, alors il brisa la glace – n’ayant point d’aéroglisseur à portée de main pour créer une vague, cruelle et craquante, au-dessous de l’ice-cream – et leur dit simplement :
― Bonjour Messieurs, que puis-je pour vous ?
― Sauver une âme…
― Est-ce une dame ?
― Bravo, vous êtes fort.
Pittbull mentait. Une chance sur deux de ne pas se tromper de sexe, ce n’était pas aussi difficile que de construire un château de cartes, un jour de vent violent sur une plage bordée de cocotiers. Pas besoin d’être sorcier !
― Oh, je sens qu’au fond, vous doutez de mes compétences ! Je me trompe ?
― Ne me dites pas que vous lisez dans les pensées !
― Non, rien de cela. Je lis les journaux, c’est tout. Alors, vous venez enquêter sur la mort de la petite sirène ?
― Oui, mais comment savez-vous que nous sommes de la police ?
― L’uniforme de votre stagiaire et son brassard ne prêtent pas à équivoque.
Pittbull, éberlué, se tourna vers Basset : lui, ne l’avait pas remarqué.
― Entrez donc dans ma modeste demeure. Une bouteille de champagne nous attend au frais !
Là, le constat fut le suivant : ce mage vivait dans la démesure, car sa maison loin de tout était aussi loin d'être humble. De plus, il semblait ne pas connaître les us et coutumes des fonctionnaires :
― Volontiers ! N’est-ce pas, Basset, que quelques bulles au palais sont très bien venues quand tous les jours l’on trime au service de sa majesté ?
― Euh, je ne sais pas, Monsieur.
La mage et sa cape volante en caca de soie kaki, fraîchement sortie du colon, continuait de parler :
― Allons, allons bon ! Vous allez m’expliquer en chemin ce que vous cherchez.
― Oh, pas besoin d’avancer pour vous annoncer cela : Un tueur !
― Quelle horreur !
Ce monsieur aurait pu faire une carrière de comédien, tant il parut sincère dans son exclamation. En fait, dans son fort intérieur il se moquait de la mort. Il s’agissait là d’un artifice de sa profession, un de ses secrets était donc de savoir masquer ses émotions, et même parfois de tricher pour arriver à ses fins. Enfin, ils arrivèrent au salon, peu déconnectés par la décoration vache, banale car trop en vogue, en cette période de crise, sur Éris.
― Asseyez-vous, n’ayez pas peur des taches, noires et blanches, elles sont fausses !
Le mage Juscule assurait le service. Curieux, tout de même, qu’il n’utilisât pas sa fortune à s’entourer de domestiques obscurs et serviles. Peut-être était-ce pour assurer une pousse tranquille à ses fleurs d’intérieur ?
Le vin rosé, posé sur la table basse, pétillait d’impatience de se faire ingérer.
― Santé ! Comment puis-je vous aider ?
― Alors là, je n’en ai pas la moindre idée ! Basset, vous avez les photographies des indices ?
― Ceux de la plage ?
― Qu’il est bête ce jeune homme !
Pittbull se montrait exaspéré, et quelque peu exacerbé, comme le fut le musicien Robert Schumann, dans son oeuvre romantique et dans sa vie. Lequel, un sombre matin de Février 1854, traversa Düsseldorf sans avoir pris le temps de se vêtir d’une tenue adéquate. L’homme se jeta dans le miroir glacé des eaux du Rhin. Puis il fut repêché par des bateliers. Et sans surprise, interné. Par contre leur hôte, lui, faisait preuve d’un intérêt courtois.
― Moi, je le trouve charmant. Donnez-moi donc ces images que je les vois de plus près !
Le stagiaire Basset sortit un album de photographies de ses vacances à la neige. Lui, sur un tire-fesses, puis assis sur un télésiège, jetant des boules sur une copine, sur un chat tacheté, sur des poules, sur des gosses, et Pittbull lui fit remarquer :
― Allons, cher collègue, ne me dis pas que tu t’es trompé d’album !
Basset, stupéfié, tourna des pages, et encore des pages, avant de se rendre à l’évidence. Non, pas d’erreur possible. Là, il glissait dans l’horreur, le crime, fini l’ice-cream, juste des gros plans de la scène. Les derniers hommages à la petite sirène. Tout le monde pouvait imaginer son corps dessiné par des galets sur le sable, orange crème. L’inspecteur tenait à diriger l’enquête.
― Bon, posons le problème. Nous avons une foultitude d’indices, d’abord les armes supposées, utilisées, lors du meurtre : Là, nous avons un poignard, regardez les motifs…
Basset, émotif, eut quelques larmes discrètes face à une telle beauté. L’inspecteur Pittbull poursuivait son propos
― …de la tête d’hippocampe, et les bords de la lame, si coupants et ciselés.
Le mage admirait l’œuvre de l’ouvrier, mieux qu’une abeille construisant un dôme pour sa reine, sans lutter. Il s’exclama :
― Magnifique ! C’est un authentique qui date de la Grèce antique. Vous n’avez pas le fourreau ?
― Non, et que pensez-vous de ce revolver ?
Le mage Juscule se saisit de l’image :
― Vous connaissez ce groupe. Les Velvet Revolver, et leur chanson phare ?
Petit signe de tête, négatif, de Pittbull, inquiet de son vide musical, étant adepte du silence.
― Non, vraiment ? Je vais vous le faire écouter. Où diable l’ai-je rangé ?
Il mit le titre, quatre, extrait de l’album Libertad : She builds quick machines.
Pittbull se trouvait à la limite de l’ulcère foudroyant :
― Nooon ! Vous n’allez pas danser, je vous invite plutôt à penser… que vous inspire ce calibre ?
Le mage Juscule posa des lunettes, crocodiles marbrées sur son nez, ce qui absorba son regard, et le rendit sage :
― Incroyable, ce revolver est un Lefaucheux, un modèle de dix-huit cent soixante-dix de la Marine. Une arme à feu originale et évidemment, vous le devinez, une pièce unique, elle est gravée de deux cent vingt-six noms et décorée sur la crosse de quarante-trois portraits et dix monuments parisiens.
Le jeune Basset fut impressionné par ce savoir inné :
― Vous êtes un expert en arme à feu, monsieur ?
― Non, juste un collectionneur de jolies choses.
Pittbul, lui, voulait boucler au plus vite son enquête. La menace de finir sa carrière à la circulation y était pour beaucoup.
― Allons, allons, messieurs, ne nous dispersons pas !
L’inspecteur tira trois photographies de l’album, puis les posa devant leurs yeux hagards :
― Le reste, vous voyez ? Un flacon de poison, une corde, et un gourdin préhistorique…
― Bien. Et que dit le légiste ?
― RIEN ! Nous n’avons plus le corps, volé, disparu, évaporé, dispersé aux quatre coins du globe. Pour ma part, ce que je crois, et cela sans aucun doute possible, c’est qu’elle ait été absorbée par une baleine à pattes, elles rôdent souvent à côté des plages.
Basset, dégoûté par tant de barbarie, ne put retenir un hoquet et se trouvait au bord de l’asphyxie. Il reprit son souffle péniblement, et déclara :
― Ces sales bêtes ne sont que d’horribles boules gloutonnes !
― Elles ont un rôle écologique de premier plan, ne l’oubliez jamais ! Tout être dans l’univers possède une raison d’exister, même si parfois, elle demeure obscure.
Pittbull ne ménagea pas son hôte, peu docile, il oubliait facilement les règles de savoir vivre. D’ailleurs il n’en avait cure de toutes ces civilités :
― Bon, vous avez une idée pour résoudre notre problème ?
― Suivez-moi !
Ils quittèrent le paisible salon et se rendirent au sous-sol, en passant à côté de la piscine pleine de nénuphars et d’herbes folles. L’atmosphère humide du lieu pesait sur la conscience, un peu comme la goutte de peur qui perlait entre le front et le nez de Basset, bleu fusion. Une porte à la tête ronde, une clef, et ils entrèrent dans la grotte aux vertiges. Ce lieu était la fausse note sur la partition de la modernité : plus de béton aux cellulaires translucides, place aux granits roses et jaunes, de la pierre pleine d’excavations impures et de diamants. Sur un établi, une meute de pipettes saupoudrées de volutes brunâtres, ainsi que des globules d’air colorés au-dessus de ces surfaces liquides. Le tout s’infiltrait au creux des narines, insolentes visites à l’intérieur des sinus qui, de plus, provoquaient des vésicules sous l’épiderme. Le mage Juscule souleva le couvercle d’une boîte violet sombre :
― Admirez ma culture de staphylocoques dorés !
― Qu’est-ce que vous en faites ?
― De la soupe !
Basset et Pittbull furent instantanément dépités.
― Mais non, triples gueux, rassurez-vous, je plaisante ! Le goût est exquis associé à de la pistache des bois, mes Rattus rattus adorent ce plat.
― Vous pratiquez la médecine ?
― Du tout ! L’art divinatoire a besoin de mets fin, et les rats ont du goût.
Un arbre, à l’écorce blanche et au feuillage mauve, surplombait de son élégance fine le champ de vision des deux visiteurs. Ils trouvaient incroyable que le saule puisse respirer dans ce sous-sol.
― Vous voyez, cet arbre n’est pas commun. Il porte les racines de la connaissance.
Bien que le mage reçut peu, tant il était proche de l’ermite, il possédait ce don de lire les expressions du visage. Juscule put anticiper sur la question suivante :
― Rassurez-vous ce saule pleureur a sa dose d’ultraviolets. La lumière, certes artificielle, est cependant aussi efficace que celle de la nature. Regardez la vitalité de ce tronc, il croît de huit pouces environ par mois. Croyez-moi sur parole, je ne suis pas un exploitant de la misère végétale !
Où menait l’escalier à la base du tronc ? Au ciel ?
― Allons ne soyez pas timides, grimpons ! Mais avant, veuillez retirer vos chaussures.
Ils escaladèrent, sans sourciller, le long escalier aux parois naturelles, et se retrouvèrent dans un salon de fleurs, au bois rustique. Un magnifique guéridon se trouvait au centre de l’attention. Des lettres, l’alphabet dans son entier, et tous les chiffres majeurs ceinturaient la petite table ronde. Le mage Juscule alluma des bougies et prit un verre au pied de cristal. Il dressa le doigt dessus, posa la photographie du poignard, murmura une incantation, et enfin, invita les policiers à fermer les yeux, leur intimant l’ordre de se concentrer sur leur plat préféré. Pittbull vit des profiteroles au chocolat, avec au cœur une audacieuse glace, saveur fraise ; ses papilles brûlaient d’envie. Basset, lui, plus salé et carnivore, imaginait une poule au pot, enduite de moutarde et de miel, et déjà salivait. Le mage Juscule lui ne percevait rien, dans son for intérieur, il savait bien que ce genre de visualisation ne servait qu’à ouvrir l’appétit. Depuis peu au régime, il fit le vide.
― Vous sentez ?
Basset entrait dans une cuisine, le fumet d’un velouté de potimarron lui titillait la narine gauche.
― Hum, c’est bon !
― Basset, tu apprécies l’odeur des pieds toi ?
― Inspecteur, je suis heureux d’apprendre que nous sommes bien sur la même longueur d’onde. Vous puez, Basset !
Le stagiaire, penaud, se prit la tête à deux mains, ce qui n’ôta en rien l’odeur vivace et son empreinte sur ce lieu.
― Désolé, quand j’ai peur, je sue.
― Votre pestilence va faire fuir les esprits fantômes !
― Silence, ils arrivent !
En effet, le pied du verre venait de se briser :
― Une nébuleuse céleste vient à notre rencontre, écoutez cette parole, elle est issue du feu de la sagesse, partageons l’esprit cosmique, la masse gazeuse qui régit le grand tout, l’ensemble de la vie.
La voix du mage changea, elle devint rocailleuse et sombre. Son larynx produisait un son à faire fuir un vautour en rut. Juscule tremblait, son corps se tendait, vibrait. D’évidence, il était en transe et lâcha cette phrase « Il s'est ensuite adressé au ciel, qui était alors fumée... : Venez tous deux, bon gré, mal gré”. Tous deux dirent : “Nous venons obéissants”". »
Là le verre prit son élan et se plaça face à des chiffres, dans un ordre semblait-il calculé. Le 4, le 1, retour au centre, le 1, le 1…
― Qu’est-ce que ça veut dire ?
― Chut ! Écoutez !
De nouveau, cette voix, puissante, caverneuse, une tonalité que ni Pittbull, ni Basset n’avaient entendue au préalable, comme si le mage avait muté, changé de personnalité en une fraction de seconde.
― « Ceux qui ont mécru, n'ont-ils pas vu que les cieux et la terre formaient une masse compacte ? Ensuite, Nous les avons séparés et fait de l'eau toute chose vivante. Ne croiront-ils donc pas ? »
Et voilà, le verre qui repartait en balade, de nouveau un va et vient incessant, et une révérence aux chiffres de la table. Le 2, le 1, retour au centre Le 3, puis 0. Le mage notait l’ensemble des chiffres, aussi avide qu’un joueur de loto. Pittbull, peu convaincu du numéro, affichait un air sceptique, tant il était mauvais public, cependant il usa du vouvoiement poli :
― Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? Vous comprenez quelque chose à cette mascarade, vous ?
Le mage, perdu, dans les nuages de la méditation, ne lui prêta aucune attention. Par contre le verre brisé, devenu coupant sur le haut de son dos, le gênait un peu plus. Étant en fait peu désireux de se blesser. Bernard Juscule cria : “Stop !”
L’inspecteur Pittbull et le stagiaire Basset ne pensaient plus, ce passage à l’ode mystique les avait entraînés au fin fond de leur ignorance, et ils avaient soif.
― Auriez-vous de l’eau ?
― Seulement de l’eau de vie. Allons boire un verre et je vous expliquerai ce qui vient de se passer.
L’arbre enchanteur apparaissait nu, sans oiseaux sur ses branches, et sans vent pour ôter les pucerons de ses feuilles. Le mage avait son papier, froissé, dans sa main droite, et sans attendre ses hôtes, il accéléra le pas. Peu de temps pour les deux policiers de se rechausser, et encore moins pour poser d’éventuelles questions. Pittbull se dit que, s’il était muté à la circulation, il lui serait plus facile de poser une contredanse sur un pare-brise que de comprendre ici le fin mot de la situation. Retour dans les espaces du haut de la maison, passage de couloirs. Oublié la fumée des pipettes, l’odeur de l’encens, la folie des racines, bienvenue dans une pièce à l’allure normale, juste un beau billard en son centre.
― Prenez une queue et du bleu !
― Que fait-on ici ?
― Hé ben une partie, pour une fois que j’ai des adversaires, je ne voudrais pas me priver de ce plaisir.
― Et notre enquête ?
― N’ayez aucune inquiétude sur ce point, passez-moi les boules, s’il vous plaît, que je puisse placer le triangle !
L’inspecteur ne savait pas jouer, et Basset ne masquait pas son envie de tenter une partie. Le mage lui tendit la perche, et demanda où se trouvait les toilettes, soi-disant pour se laver les mains. Pittbull voulait s’éloigner de ce mage Juscule, car il avait de plus en plus peur d’être visité au sein même de son esprit, d’être infiltré. La frayeur naissante était celle-ci : le viol de sa conscience ! Durant ses cours à l’école de police, il n’en avait jamais entendu parler, et l’expérience lui dictait que rien n’est impossible. Était-ce un délit ? Pas de réponse… Certain de ne pas être au bon endroit pour se lancer dans une licence en droit, il sortit. Il désirait se ressourcer, ne plus croiser l’âme sombre de son hôte, redevenir autonome, et, surtout réfléchir ! Et cela, seul !
Pendant ce temps, les autres avaient commencé leur partie .
L’inspecteur Pittbull revint quand le suspens était au sommet, la boule noire à rentrer en deux bandes. Basset venait de rater son coup, et leur hôte, en forme olympique, conclut le jeu d’un coup magistral. Le tout applaudi et commenté par le policier :
― Magnifique ! Bon, maintenant, vous allez m’expliquer ce que nous avons fait dans un arbre, il faudrait pas me prendre pour une tortue, non plus !
― Allons inspecteur, un peu de détente, cela n’a jamais fait de mal à personne.
― Dites-le à la petite sirène de Koort !
― Paix à son âme… Allons-donc rechercher son assassin !
Deux portes plus loin, posée sur une nappe violette, brodée de fil de soie ocre jaune, une boule de verre, et pas d’araignée.
― Elle est en cristal ?
― Non, et elle ne lit pas l’avenir !
― Alors pourquoi la garder ?
― Pour la décoration, et aussi pour mon côté minet, il faut dire que j’adore me mirer dans ce verre.
― Vraiment, vous allez pas me faire croire que vous réussissez à vous raser devant cette balle translucide !
― Bien sûr que non….
Le mage Juscule sortit sa feuille de brouillon, et tapa les chiffres dans le moteur de recherche de Google. Et là, magie ! Les informations apparurent sur l’écran de sept pieds, six pouces de son ordinateur portable.
― Les phrases que j’ai prononcées, ce sont des versets du Coran, le 41:11 et le 21:30.
Pittbull ne put masquer son désarroi :
― Je savais bien que je n’aurais pas dû dormir en cours de théologie.
Basset ne tombait pas du nuage à la première averse :
― Et ça nous apporte quoi de savoir cela ?
Leur hôte s’avéra être plein de ressources, propriétaire d’une mine de plomb :
― RIEN, absolument rien… quelqu’un aurait une idée ?
Puis une fois n’étant pas coutume, le mage devint songeur. Son regard s’absenta dans une plaine vague, où les mouettes riaient de bon cœur. L’iris vide, Juscule décampait ; son fil se coupa de la réalité… Où ses pensées flottaient-elles ? Auprès des monstres de la nuit, ceux qui peuplent les fonds marins, électriques ballets, à la fluorescence majuscule, bêtes au vert indécent, au rose cacahouète, et de surcroît pétomanes. Ou alors était-il planté comme une banane dans le néant intersidéral ? Que penser ? Et est-ce aussi bon que cela, de panser autre chose que ses plaies ? Il coupa net le silence, et reprit la parole :
― Vous avez dit que vous n’avez plus le corps ?
― Basset, vous avez l’écaille ?
Le stagiaire fouilla la poche arrière de son jean pour en retirer une petite boîte ordinaire, en céramique et défense d’hippopotame. Basset illuminait la pièce de son aura électrique. Sa joie ne se mesurait pas, elle était pire qu’un cierge brûlé, tellement il était heureux de sortir un petit bout de peau de la belle sirène, et d’enfin se sentir utile. L’ordre de l’inspecteur fusa sec :
― Bien, posez-le, là, sur la table !
Le mage prit toutes les précautions nécessaires pour examiner l’écaille. Il se munit d’une pince à épiler ; ainsi il pouvait tourner et retourner à loisir l’objet du désir, sans laisser la moindre empreinte. Une demi-heure passa, et Pittbull s’énervait, le ton accrocheur prêt à cogner :
― Vous voulez, peut-être, que je vous aide ?
― Non, merci, ça ira.
L’ulcère approchait à grand pas de l’estomac de Monsieur Pittbull :
― Vous vous moquez de notre confrérie, là !
― En effet ; allons, quittons cette pièce, j’ai une idée !
Une petite marche digestive leur permit de découvrir un jardin nain, peuplé de bonzaï, d’oliviers, de cerisiers, et deux, trois pins des landes, qui trônaient en guirlande autour d’une allée érigée en une délicieuse corolle d’agapanthe, rouge poussière. Le mage alla d’un pas décidé soulever un plastique qui protégeait la pousse de cette plante inca aux vertus hallucinogènes – l’Ayahuasca –. Il arracha le pied, commença à préparer une mixture, et dit à ses deux convives :
― Vous allez me goûter ça ?
L’inspecteur Pittbull, fin gourmet, n’aimait pas avaler n’importe quoi :
― Et pourquoi ?
― Ensemble nous allons voyager au cœur de la conscience collective, et retrouver la trace de la sirène de Koort.
Un Basset expansif, fraîchement sortit de l’école, ne put réprimer sa naïveté :
― Mais, monsieur, elle est morte !
― Justement, nous partons visiter le royaume des ténèbres. Seulement, auparavant il me faut cueillir une fraise.
L’inspecteur et son apprenti, de plus en plus perplexes… ne pipaient mot.
Ils suivirent en bons chiens de garde, non pas le nord, mais le mage qui se plaisait à préparer son breuvage : feuilles et lianes d’ Ayahuasca, baies de corse, bois bandé, racines de pivoines, et, histoire de raffiner le tout, une gariguette de Plougastel. De plus, en épice spéciale, il ajouta l’écaille de la petite muette, celle à qui l’on avait volé l’essence de vie. Le groupe voulait rentrer dans ses cinq sens, revivre l’évènement traumatisant, et comprendre : le qui, le pourquoi… et comment on l’avait tuée, sur la plage ensoleillée ? Un soupçon de lait de chamelle, pour une digestion sans séquelles, et les deux policiers furent conviés à devenir cobayes d’une expérience aussi insolite qu’ interdite.
― Allez, buvez !
Quelques instants plus tard… Les effets psychotropes de la matière absorbée se détectaient dans le comportement des bêta-testeurs. Leurs mouvements, leurs propos, pour un être venu de l’extérieur, allaient tout droit dans le mur de l’incohérence.
― Alors, vous sentez vos ailes pousser dans votre dos ?
― Non, moi, j’suis normal !
Dit Basset qui devenait violet, et trouva idiot, totalement hors de propos l’intervention du mage. Des ailes ? Lui il n’avait que les sens en ébullition, du désir, et pas de plumes. L’inspecteur Pittbull fut enchanté, transporté au-dessus des nuages, heureux de rétorquer :
― J’la vois ! J’vous jure que je la vois, la sirène de mon enfance !
En effet, ce n’était pas une farce : la substance toxique s’infiltrait au cœur de leurs neurones et créait un tumulte authentique. Tremblement de volcan, fumée aux oreilles, et la vision de la petite sirène entourée de quelques coquins, coquasses, qui dansaient et chantaient autour d’elle. Le mage, pris par le rythme de la ballade, bougeait son popotin, laissant derrière lui ses derniers complexes, et dans un réalisme criant mimait la scène, tout en prêtant sa voix de baryton au texte : « C'est la danse des canards qui en sortant de la mare se secouent le bas des reins et font coin-coin »…
Ne les croyez pas au sommet de l’ivresse, seulement la mixture du mage ouvrait des voies, des portes parallèles, vers le paranormal, même si sur le moment leurs comportements ressemblaient au délire du poivrot. Pittbull et Basset s’extasiaient sur les pas de danse du mage, et devenus enfants de chœur, en cadence ils l’accompagnaient, et hurlaient couplet et refrain, au pied levé :
« Allons mettez-en un coup, on s’amuse comme des petits fous, maintenant pliez les genoux, redressez-vous… Tournez c'est la fête, bras dessus-dessous, comme les girouettes, c'est super chouette, c'est extra-fou... »
Ce morceau culte de Terry Rendall, chanté par tout le monde, des années quatre-vingt à nos jours, les tenait en éveil. L’esprit en état d’alerte maximal, ils planaient. Et soudain, là, Basset eut une crise de lucidité. La pancarte d’aéroport posée sur le flanc, vestige de sa journée où un taxi l’avait accompagné jusqu’à la plage, lui donnait un nom. Surpris, il refoula un sanglot acide, et leur dit :
― Regardez, là, le médaillon au cou de cette personne, nous avons un nom : tortue alligator !
― Hé, ben quoi ?
Dirent les deux autres dans un éclat de rire… Tout en continuant leur folle chorégraphie…
― Je connais ce symbole, c’est celui de son appartenance à l’islam.
― Et alors ?
― Pas l’ombre d’une tarentule sur la cornée, je n’ai aucun doute :
« Monsieur, ou Madame, Le tortue Alligator est islamiste. »
La nouvelle n’eut aucun effet sur la frénésie des deux autres, et ils continuèrent, sans se soucier, à gigoter du train arrière.
3
Toujours sous l’emprise du fluide amer et toxique, la joyeuse troupe avait des visions, le monde devenait technicolor, divine essence fluor au corps indolore, associée au splendide du feu d’artifice.
― Oh, la belle bleue !
Une farandole de spirales au dégradé arc-en- ciel, et quelques carrés, leur délivra une irrésistible envie de cacao. Le mage, accueillant, demanda :
― Avez-vous faim ?
Les deux compères levèrent la main, et leurs têtes allèrent de bas en haut, marquant encore un peu plus l’affirmation.
― Par ici, la sortie !
L’île et la maison de leur hôte s’avéraient singulières, un univers très particulier. Sans courir, ils découvrirent de nouveaux espaces. Là, ils entrèrent au vivarium. Le mage Juscule voulait récolter des œufs. Une chaleur douce baignait l’atmosphère de félicité, accessoire nécessaire au développement du biotope, et on pouvait voir, aussi, sur le côté droit, un joli bassin plein d’eau couleur eau. Tout un terrain où, si l’on était né serpent, on se sentirait immédiatement à l’aise. Des cochenilles rongeaient, consciencieusement, le tronc d’un vieux frêne, juste à côté des baies, gris cerise, d’un petit myrte bien garni, qui n’attendaient plus qu’une bonne âme les cueillisse. Et justement, l’omelette se mariait très bien aux fruits de cet arbuste. Leur union formait un délice exquis et juteux. Plus loin, un beau Boiga cyanea, nonchalant, se prélassait au sommet d’un figuier, sans fêlures. Son corps souple était étendu sur sa future progéniture. Cet animal majestueux dans l’écrin de sa robe bleu-vert s’avérait, au temps T, peu énervé. Il donnait du baume au regard, tant sa peau brillait et contrastait avec son ventre jaune. L’acrodonte, au repos, continuait cependant à induire une légitime appréhension chez tous ceux qui l’approchaient. Une peur que ses dents, fixées à la partie supérieure de la mâchoire et enduites de venin, provoquaient sans que le reptile ne s’en souciât, plus que cela. Oh, qu’elle est admirable l’innocence ! Seulement, aujourd’hui, ce mastodonte presque pacifique n’avait pas de chance car le propriétaire de son habitat en voulait à sa couvée. Ces casse-pieds sont si sensibles au moindre mouvement que les soulever, sans détourner leur attention, constitue un exploit quasiment impossible seul. Aussi, Basset et Pittbull devaient participer au plan machiavélique du mage.
― Aidez-moi !
L’inspecteur, loin de tout et loin surtout d’être un pleutre, se posait les bonnes questions à voix haute.
― Oui, mais comment ? J’aime pas trop le bleu nuit.
Basset, quant à lui, cherchait à esquiver la suite du programme, tant il était désireux de ne pas participer à cette chasse qui s’annonçait délicate, et peut-être périlleuse. Pittbull lui tendit une perche, et un cercle de fer à son extrémité, ce qui formait une sorte de collet.
― Prends cette canne, et va faire diversion à l’arrière !
― Noon, je n’veux pas.
― Basset, c’est un ordre.
― Bien, m’sieur, j’y vais !
Quelques grenouilles, oranges sanguines, agitaient leurs pattes ; ces malheureuses imbéciles prévenaient le prédateur de la menace qui pesait sur sa carcasse de serpent sans os. Elles plongeaient, et se masquaient les yeux sous des nénuphars en fleur. L’odeur de la peur devenait envahissante, presque étouffante. Le mage souffla dans une cornemuse, la chasse, ou pour être plus précis la cueillette des œufs, était maintenant ouverte et naturellement, de concert, chacun prit sa place. Affolée, une volée d’abeilles quitta la ruche suspendue au cognassier, laissant leur reine sans défense. La voie était sans issue, car le plafond du vivarium qui imitait le ciel à merveille et s’avéra fort solide, les empêchaient toutes de s’évader de cette forteresse translucide. Quelques maux de tête plus tard, le mage cria victoire. Juscule venait de soulever l’ovipare, et de lui voler ses œufs. Le reste du cheptel – boas aux abois, vipères peu sincères, couleuvres aux couleurs mille-feuille, pythons du Léon en accordéon – se terraient dans les joncs, ou se cachaient au sommet d’Épiceas ou de l’unique platane, somptueux, espérant, je le crois, la renaissance du cheval de Troie. Allez savoir pourquoi ? Les arthropodes, guère amphibies, choisissaient le cœur de Joubardes, de Lis du malabar et de Marguerites, dans un espoir, peu vain, de ne pas être ingérés.
Pittbull, l’esprit curieux et satisfait, décida d’énoncer une fantaisie culinaire.
― Je verrais bien une tranche de ce boyau bleu, associé à ses œufs. Pour le goût !
― Allons, capitaine. L’espèce est protégée par la convention de Genève. Je vous propose plutôt d’aller au vivier, histoire d’en sortir une ou deux étoiles de mer.
― Inspecteur, pas capitaine, le reprit Pittbull. Je ne connais pas cette chair est-elle bonne ?
― Fortement agréable au palais, tendre et savoureuse à la fois, de véritables steaks iodés, qu’il faut juste savoir assaisonner.
― Piment d’Espelette et poivre de Cordoue, je présume.
― Raté, mais venez ! Accompagnez-moi, l’aquarium où je conserve mes trésors n’est pas loin !
Le panier d’osier emplit de merveilles bicolores, rose bonbon et sel, ces fameux œufs de serpent d’Éris. Heureux de leur cueillette, les trois compagnons se dirigèrent d’un pas décidé et pourtant dans un silence salutaire, vers la petite porte opaque du vivier. Pas besoin de clef, l’accès était gardé par un œil numérique. La caméra reconnut le mage Juscule, et ils entrèrent dans une pièce rectangulaire, occupée en son centre par une étrange sphère aux parois de lumière.
― Voici ce que j’appelle l’aquarium. Inutile de dire que ce lieu constitue ma fierté.
― Ah, bon et pourquoi ?
― Admirez le décor !
― Ce sont des poissons dans un bocal, et alors ?
― Alors… la vie ! Vous en avez entendu parler ?
― Ne me prenez pas pour un singe des Carpates. C’est joli, certes, mais cela reste cependant une cellule, une prison à étoile de mer.
― Non, pas du tout ! Monsieur Pittbull, vous regardez les choses trop en surface. Une prison, vous dites ? Une prison, c’est un espace clos, garni de barreaux… Face à vous, il s’agit du contraire.
― Les barreaux sont des traits de lumière, or ils privent ces êtres d’espace, et donc, par ricochet, de LIBERTÉ.
― Du tout ! Allons ne perdons pas notre temps à diverger… Vous jugez sans savoir. Aidez-moi, plutôt !
― Moi, c’est Basset.
― Oh, pardon !
Le mélange de plantes, de racines, et l’écaille de la petite sirène concassée n’avait toujours pas terminé son parcours au cœur des viscères. De la cervelle au foie, Pittbull, Basset et le mage continuaient de recevoir des informations de l’au-delà. La vision troublée, les membres inférieurs presque morts, du moins fortement ralentis sous l’effet pervers de l’anesthésie psychotrope, ils faillirent casser les œufs, sans le feu.
― Attention, malheureux ! dit le mage.
― Parbleu, j’ai glissé. Répondit penaud, Basset.
― Bon, ce n’est pas que je m’ennuie, finissons-en et ouvrons la cage aux oiseaux !
Pittbull avait faim, ce qui, souvent, le rendait chagrin. Et toujours point de cacaotier en vue ! Son envie principale de chocolat, son absence, dans une perspective de satisfaction immédiate, accélérait fortement sa mauvaise humeur. L’inspecteur contenait une vague colère, et ses acolytes ne le percevaient pas, tant le sérum absorbé éclipsait la notion de temps et aussi les éloignaient de la perception du réel. Devant eux, dans un bocal de bulles, où des hordes d’algues en désordre affichaient leurs couleurs – des brunes, des blanches, des rouges, des vertes, aux reflets troublants – teignaient de vice les parois du bassin. Les longues laminaires, telles des cheveux de reines, dodelinaient, se déhanchaient sous les effets pervers du courant. Elles agitaient leurs silhouettes audacieuses, et secouaient leurs ailes de gélatine, mutines. Des touffes spongieuses secrétaient des pensées sauvages et attisaient la folie qui couvait sous leurs yeux de spectateurs introvertis. Leurs regards furent abusés par tant de charme docile, un flot envahissant de désir d’îles, et d’elles, tant leurs sous-entendus lascifs devenaient explicites, quand elles s’offraient en spectacle. Là étendues, nues, sur des coquilles pensives, les racines dans la pierre, et les ombrelles en fleur. Basset et le mage, fascinés, ne pipaient mots. Et puis, autour des algues, une nuée de petits clowns, deux baudroies, et une chimère dansaient en picorant du plancton. Un oursin, coque violette, flottait entre deux os de sèche, les piques sur le dos, détournaient les attaques de murènes, aux dents de scie et antennes électriques. Mille milliards d’étincelles à la seconde fusaient sous l’eau et donnaient le tournis. Tels des derviches, elles valsaient dans cette fosse sous-marine. Un poisson bulle, boule hérissée, ne possédait pas d’hélice. Basset l’observait conquis par sa façon de se déplacer. Telle une balle, il bondissait de roche en caillou, se cognant partout. Dépourvu de nageoire et d’ailerons, ce phare portait sur son dos un beau manteau bleu Klein rayé mandarine. Tout autour de cette majesté animale, la mort rôdait : des crevettes, cervelles grises, certainement en famille, cousins, cousines, copines… tout un arsenal consanguin évitait la diète, et se délectait d’une soupe de poussière du corps encore tiède d’une morue, aidé dans cette tâche austère – peut-être amère – par des crabes de fortune qui cherchaient la pupille, le délice des yeux pour ces bêtes au ventre aveugle. Pittbull prit un coup de froid, une congestion cérébrale, tant il refusait de voir en face la cruauté de la chaîne alimentaire. L’inspecteur préférait le mystère, surtout celui au chocolat. Il se mit à brailler :
― Nom d’une clef de douze, vous n’avez pas fini de pêcher ? J’ai faim !
Parfois les êtres inspirés par leur estomac deviennent binaires : ils réfléchissent vert, rouge… Un, je passe. Deux, je m’arrête. Si j’ai un doute, je fonce à l’orange. Et déjà là, une pensée de trop. Bien trop compliqué d’être ternaire cette possibilité ouvre trop grand le champ de l’incertitude, et à force de trop trotter, on risque de gagaloper… puis mauvais cavalier la chute arrive. Le mage, qui savait toujours pas où se trouvait l’est, et sans sens apparent ne perdait pas le nord :
― Allons dépêchons-nous. Là, sur votre gauche, vous avez une épuisette.
― Et comment on fait pour entrer dans le bassin ? S’interrogea Basset
― C’est simple, on provoque une marée.
Le mage appuya sur un bouton, et on entendit : cloc. Aussitôt, une aspiration provoqua l’évacuation de la partie haute du bocal et déshabilla les roches à nu, quelques algues perdirent de leur splendeur et livrèrent une nouvelle odeur. Nauséabonde pour certains nez, pour d’autres non, selon le plaisir de chacun, ce degré d’ingestion des effluves engendrait deux aspects contradictoires, soit un parfum délicieux, ou un rejet de cette puanteur. Le goût des uns n’étant pas souvent celui des autres… Pittbull, lui, peu inspiré, fut projeté au bord de la nausée, et pour masquer son trouble, se mit à chanter Bleu pétrole :
« Je t’ai manqué. Résidents de la république. Tant de nuits. Hier à Sousse. Vénus. Comme un lego. Sur un trapèze. Je tuerai la pianiste. Suzanne. Le secret des banquises. Il voyage en solitaire. »
― Bravo, bel A cappella ! Sans orchestre, ce n’est pas facile de rendre une atmosphère… vous avez de la voix, Pittbull !
― Et où sont vos étoiles, mon cher ? j’ai faim !
― Accrochées au firmament ! Écoutez, je les entends !
Pas une seule libellule ne battait des ailes sous la neige. L’inspecteur n’était pas dupe, ni né de la dernière lune.
― Vous nous menez en bateau, là !
― Mais non, nous n’avons pas de rame, ce n’est pas une galère. Nous nous ouvrons l’esprit et l’appétit. D’ailleurs, regardez votre stagiaire, il a tout compris.
Basset décrochait des tas d’étoiles, rouge incandescent, à l’aide d’un balai, et remplissait un seau salutaire.
― Prenez les six branches, elles sont savoureuses !
― Je n’en compte que cinq, elles sont où les autres ?
― Basset cesse de minauder, et détache ses ventouses !
― Tiens, c’est vrai, vous avez raison. Elles ont perdu leur sixième sens. Curieux ?
Le mage dut étonné par la non science de Basset :
― De quoi parlez-vous ?
Pittbull, en tant que chef responsable, s’invita dans la conversation :
― L’étoile, et de sa forme.
― Un cœur et cinq pattes, c’est tout !
― Un simple bout de chair, c’est ce que vous pensez, inspecteur !
― Une saveur peu ordinaire… ma femme les fait mariner dans de l’huile de pépins de raisin, basilic, et amandes fraîches. J’adore !
― Des tapas à la plancha… Hum, vous ne semblez pas savoir que l’étoile représente l’univers dans sa forme la plus obscure.
― Rouge scintillant, et violet marine : vous trouvez ces couleurs sombres, vous ?
Le mage se saisit d’une proie, facilement car posée dans le seau de Basset.
― Regardez !
Juscule prit les pattes, une à une, les reliant, entre elles, jusqu’à ce que l’étoile devienne une boule.
― Voyez-vous cette planète ?
― Que voulez-vous dire ?
― L’étoile peut devenir une sphère, le symbole de la perfection, et la voie vers l’infini. Chaque patte a un sens. Lequel ?
Basset faisait courir ses neurones dans tous les coins de son crâne, et répondit très vite :
― Celle-là, c’est le levant. L’autre, le ponant. Et après…
― Vous faites fausse route, mon garçon, et vous ?
L’inspecteur Pittbull avait l’impression de retourner en maternelle. Et là, projeté en classe biberon, il se souvint des mauvais jours, quand on le bousculait, lui volait son goûter, ou se moquait de sa petite taille, de ses problèmes d’élocution. Adepte de jeux de cartes, il passa son tour.
― Chaque patte représente un sens. La vue, l’ouie, l’odorat, le toucher, et le goût. Mais ce qui est le plus merveilleux dans cette histoire, c’est ce que l’on devine sans pouvoir le voir.
― Le cœur d’artichaut, tendre et savoureux, protégé par plus de mille feuilles.
― Non, le vide. L’abstraction, la quatrième dimension, la notion de durée dans l’espace, le sixième sens, la première danse. Allons manger !
― Enfin ! Je vous suis volontiers.
Ensemble, ils quittèrent l’aquarium pour se rendre à la cuisine. Le petit groupe se trouvait dans un état lunaire proche de l’Ohio ou des battements d’ailes du colibri. Leur esprit devenait rapide dans les virages, et lent ouaté en ligne droite. Absorbés dans leurs songes, Basset, Pittbull et le mage planaient, un état similaire au vol délicieusement doux et silencieux des oiseaux. L’âme de l’Albatros les emplissait de son calme salvateur, aussi sensible que lui quand, par pur bonheur, il plongeait et attrapait son mets du jour.
― Á table !
― Allons, allons, nous n’allons pas manger cru.
― Des œufs minute… Basset, vous surveillez le temps !
― J’veux bien, mais j’ai pas de montre.
― Et là, devant vous ?
― Un plan de travail, une gazinière, un bar américain…
― Là, sur le meuble !
― Un vase antique. Que voulez-vous que je fasse avec cela ?
― La clepsydre mesure le temps ; vous regardez la coupelle : quand elle est pleine, l’œuf est cuit.
― C’est une horloge à eau, alors ?