Episode 9 - Le paradis
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Episode 9 - Le paradis
Lorsqu’Eliane se réveille, sa bouche est pâteuse et ses lèvres gercées. Son corps, meurtri par la faim et la soif, se contracte au rythme de longs spasmes. Elle s’inquiète. Combien de temps a-t-elle dormi ? Pour le savoir elle doit tout d’abord alerter quelqu’un sur son état. L tente de glisser une jambe vers le sol mais seules ses paupières acceptent timidement d’obtempérer, assez pour remarquer en face d’elle une petite ombre noire et lumineuse qui l’observe. Eliane cligne des yeux, précise sa vision comme on affute un couteau. Des contours se dessinent. Assis près de la porte un chat semble la veiller, une oreille protectrice tournée vers la voix féminine qu’elle distingue dans la pièce d’à côté. Cette voix n’est pas celle de Marianne, mais celle de leur hôte.
Eliane tente de regrouper les souvenirs morcelés de son échappée. Des images se superposent sous la lentille de son regard intérieur. Le château, leur fuite, la rivière dans laquelle elle a manqué se noyer. Mais aussi ces arbres mystérieux qui sans prononcer un mot les ont guidées dans la juste direction. Se souvenir est une expérience pénible et quand enfin tout prend forme dans son esprit, excitation et courage ont faiblis, terrassés par la fatigue et la peur. Marianne, puis cette femme… qu’a-t-elle fait ? Par son acte égoïste plusieurs vies sont en danger. N’aurait-elle pas dû rester ?
Son flot de pensées s’interrompt subitement lorsqu’une douleur lui vrille la tête et les entrailles. Faim et fatigue ont eu raison de son gravidisme et dans ce corps décharné l’enfant qu’elle porte ne peut subsister. Avec une régularité effrayante son ventre se tort, la forçant à se recroqueviller dans une vaine tentative de maîtriser son supplice. Eliane est familière à ce combat. Accepter la douleur, rendre les armes et se laisser déchirer. Le corps durant l’enfantement exige de la mère qu’elle meure symboliquement. La dernière contraction lui arrache un râle puissant et son gardien se lève d’un bond pour prévenir la maitresse des lieux. Un liquide chaud coule entre les jambes d’Eliane. Au cœur de ce cette coulée de sang un fœtus de la taille d’une main s’est à jamais endormi paisible et impuissant.
Quand les deux femmes accourent pour l’aider la nuit s’apprête à tomber sur Eliane. Pourtant, une puissante et apaisante lumière emplit la pièce, auréolant les deux bienfaitrices qui s’affairent à son chevet. Eliane leur dit qu’elle n’a plus mal, qu’il est inutile de s’inquiéter. Seul son départ peut les sauver. Elles pourront secrètement disposer de son corps, éliminer toute preuve de son passage. Oui, c’est à la terre qui lui appartient désormais d’offrir sa chair. Les voix s’élèvent, intiment, ordonnent. Même le chat ronronne, elle le sent à son corps qui, près d’elle, bourdonne. À cela s’ajoutent des odeurs bienfaitrices de bois et d’herbes séchées qui remplissent ses poumons avec délice. Le Marquis ne l’a pas retrouvée. Elle est libre, entière, apaisée. Dans un réflexe protecteur elle porte une main à son ventre pourtant vide, puis la lumière s’éteint et le calme se fait.
Point de tunnel ou de corps qui flotte dans les airs. Eliane se réveille à sa mort au milieu d’un champ aux herbes verdoyantes et fleuries, niché au creux d’une forêt. A la lisière, des femmes s’adressent aux arbres qui d’un bruissement de feuilles leur répondent. Un peu plus loin un papillon déclenche un éclat de rire chez un vieil homme assis sur un tronc. Le paradis est tel qu’elle l’avait imaginé lorsqu’elle était encore en âge de croire aux contes de fées. Le soleil brille et dore la peau de ses bras découverts. Jamais auparavant elle n’avait senti une chaleur si douce et brûlante sur son corps. Eliane s’interroge. Combien d’interdits lui ont ainsi bridé la vie ? Elle porte une main à ses cheveux et découvre une couronne de pâquerettes identique à celles que Marianne lui fabriquait durant son enfance. Son cœur se serre à l’évocation de cette pensée. Aujourd’hui seulement elle comprend le cadeau fait par sa mère lorsqu’aux soins de cette dame elle l’a confiée. Seule une étrangère libre des conventions liées au rang pouvait auprès d’elle, jouer un véritable rôle de mère.
Une biche approche et rejoint Eliane dans ses pensées. Elle se nomme Ephéa et c’est à elle que revient l’honneur d’accueillir les nouveaux arrivés. Eliane s’extasie devant tant de beauté. La biche est aussi puissante que douce. Son regard invite à la sagesse et à la consolation. Si elle l’osait, elle se blottirait dans son flanc. Ephéa confie être toujours surprise de l’émerveillement dont font preuve les humains une fois que la vie les a quittés. Eliane se souvient, peinée, que devenir femme ôte toute magie à la vie. La biche, qui continue d’espérer que l’Homme finira par devenir bon, se désole de cet aveu et assure que dans leur Royaume chacun est l’égal respecté de l’autre, qu’il soit plante, animal ou humain. Ici nul besoin d’argent ou de statut. La seule qualité requise pour être accepté est et restera, l’humilité. Elle ajoute qu’Eliane sera libre de retrouver ses ancêtres et même de vivre seule si tel est son désir. A peine cette dernière finit-elle d’expliquer qu’un grondement retentit. Ephéa, le buste tourné vers les arbres, écoute une voix qu’Eliane n’entend pas. Le regard de l’animal se transforme, et lorsqu’il se tourne à nouveau vers son invitée, il lui avoue d’un ton peiné qu’elle ne peut pas encore rester.
Eliane s’étrangle, panique. Elle ne peut pas repartir ! Son mari est à ses trousses, son ventre encore grossit. Vivante elle mettra ses amies en danger. Non. Elle doit rester ! L’animal l’entend, mais ne fait pas les règles. Sur Terre elle doit retourner, sa mission n’est pas encore achevée. Eliane est aussitôt happée par le vide. Alors que la forêt et le visage de la biche disparaissent dans un tourbillon d’images un bourdonnement revient l’assourdir. La douleur aussi. Elle sent deux doigts posés sur sa gorge qui se retirent aussitôt pour laisser place à un cri de joie. Marianne est à ses côtés.
Bercée par la voix de celle à laquelle doit parmi ses plus beaux souvenirs, Eliane s’abandonne à ouvrir les yeux. La lueur faible d’une bougie éclaire le visage de Marianne dont les yeux rougis expriment tout ce qui ne peut être dit. La vieille femme apparait derrière elle, un large sourire sur le visage. Elle lui a préparé onguents et tisanes pour stopper les saignements. L’enfant est parti de lui-même explique-t-elle. Maintenant elle doit manger, s’hydrater, dormir. Paniquée, Eliane saisit le poignet de sa soigneuse. Marianne intervient. Explique qu’Emma sait pour le Marquis, mais qu’elles seront prêtes à agir dès qu’elle sera en état.
Eliane les remercie, et une fois rassasiée, leur raconte son voyage et sa rencontre avec la biche Ephéa. Quelle est donc cette mission inachevée ? Emma regarde la main gauche d’Eliane, celle dont les lignes l’avaient intriguée. Ce n’est pas juste leur avenir qui repose entre ses mains, mais bel et bien aussi le sien. A son tour elle se confie, raconte à ses deux nouvelles protégées la rencontre qu’elle a faite dans les bois tout près. A la peur succède le soulagement puis le rire, quand Emma, galvanisée par ses récents exploits, leur mime la scène du rapace. Les femmes autour du feu de bois, éprouvent en communion un sentiment rare et fier en ce bas monde, celui de la sororité.
Nulle ne sait encore ce que l’avenir leur réserve, mais ensemble elles le savent, rien ne les arrêtera plus jamais.