2. Antimissile et fausse alerte - La Défense, France
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2. Antimissile et fausse alerte - La Défense, France
« T mor ! » s’inscrit sur l’écran blanc du téléphone que Jérémy Baltac vient de sortir de la poche de son jean. Il traverse l’esplanade d’un pas assuré pour se diriger vers la tour d’une grande institution bancaire et sourit en retournant sur le menu de son mobile.
— Alex… toujours aussi dramatique, murmure-t-il pour lui-même.
À 7 h, le parvis de la Défense ne grouille pas encore de monde, mais il n’en demeure pas pour autant désert. Entre les dizaines de gratte-ciel, l’immense centre commercial et les nombreux hôtels ; certains cadres zélés, employés de la voirie et livreurs s’activent sur la vaste esplanade de pierre blanche.
Jérémy poursuit sa traversée, son téléphone toujours en main. Ce dernier émet de nouveau son petit bip discret pour signaler l’arrivée d’un autre texto. Continuant à marcher en toute sérénité, Jérémy glisse un regard sur son portable. « Sérieux, T mor si T pa la ds 2mn »
Jérémy range cette fois l’appareil dans sa poche et pousse la porte d’entrée du bâtiment.
— Même pas deux minutes, Alex, lance-t-il d’un air joyeux à l’intention d’un petit homme dégarni qui arpente le hall tel un lion en cage.
Alexandre regarde d’un œil réprobateur l’accoutrement du nouveau venu. Jérémy porte un jean noir, un T-shirt blanc et une veste anthracite en coton à la coupe décontractée.
Avec un grand sourire, Jérémy lui tape dans le dos et le taquine.
— Alexandre, regarde, j’ai même mis des chaussures en cuir cette fois…
Il remue un pied équipé d’un gros soulier de chantier marron, renforcé en son bout par une coque de sécurité métallique.
Le petit homme au complet gris impeccable agite la tête d’un air las.
— Au moins, ce ne sont pas des baskets, maugrée-t-il. Je conserve encore l’espoir de te voir un jour arriver chez un client dans une tenue décente.
Il a insisté sur le dernier mot. De toute évidence, pour lui, ce qualificatif ne s’applique pas à la mise de Jérémy.
— Ben quoi ? Tu n’aimes pas ? Je fais un métier dangereux, moi. On ne sait jamais… Tu ne voudrais pas que ton consultant en sécurité préféré se fasse écraser les doigts de pied, non ?
— Jay… Il y a vraiment des fois où…
— Je sais, le coupe Jérémy en reprenant un ton sérieux. Je déconne… Allez, on devrait plutôt s’occuper de rassurer notre client.
Alexandre ramasse son attaché-case en titane aux formes épurées, du même gris que son costume et les deux compères passent un portillon à l’aide d’un badge que Jérémy sort de la poche intérieure de sa veste. Une fois dans la zone restreinte au personnel autorisé, ils s’engagent vers les ascenseurs.
Les deux quadragénaires divergent aussi bien par leur style vestimentaire que par leur physionomie. Jérémy, avec ses cheveux bruns liés en une courte queue-de-cheval, fait presque deux têtes de plus que son acolyte blond à la calvitie précoce.
La forme simple de lunettes à la monture quasi invisible souligne à peine les yeux marron du premier, tandis qu’Alexandre a opté pour des lentilles sur mesure qui épousent le contour bleu de ses iris à la perfection. Jérémy porte un petit bouc bien taillé où quelques poils blancs commencent à pointer, contrastant avec le visage imberbe de l’homme d’affaires. Bientôt quinze ans que ces deux-là travaillent ensemble. Leurs personnalités complémentaires en font un duo bien rodé et paré à toute éventualité.
Malgré les apparences, c’est bien Jérémy qui a embauché Alexandre. Il était à la recherche, à l’époque, d’un collaborateur pour mener son entreprise de conseil en sécurité informatique tout juste créée. Jay préférait de loin s’occuper de la partie technique. Il voulait déléguer l’administration et la gestion de la compagnie. Quinze ans plus tôt, il avait donc piraté les réseaux du ministère de l’Éducation à la recherche de la perle rare. C’est ainsi qu’il avait déniché Alexandre Kelber, bon élève, sans accaparer la première place ; il détenait la particularité de toujours obtenir des notes juste en dessous du trio de tête. Alexandre parlait trois langues, il suivait aussi des cours d’histoire et de littérature en plus de sa formation initiale en commerce. Il ne faisait partie d’aucune fratrie, ne participait jamais aux festivités ni beuveries diverses et jonglait avec habileté entre ses emplois du temps surchargés. Ses photos de classe le montraient déjà bien dégarni et affublé de grosses lunettes aux montures en acier. Jérémy en conclut avoir trouvé là un petit génie peu sûr de son physique et qui se maintenait volontairement à un niveau ordinaire pour éviter les railleries et servir de bouc émissaire.
Jay l’embaucha à la sortie de ses études supérieures d’ingénieur commercial à un tarif mirobolant dont Alexandre ne s’était d’ailleurs jamais vanté. Quand le jeune diplômé avait demandé pourquoi Jérémy s’était intéressé à lui, ce dernier avait répondu en toute franchise :
— Des meneurs d’hommes programmés pour recevoir le pouvoir sans plus y réfléchir, il y en a plein les écoles et les entreprises… Moi, pour m’épauler, je cherche quelqu’un qui a échappé au formatage, avec du caractère et ouvert d’esprit.
Depuis, les deux compagnons ne s’étaient jamais quittés. Alex occupe le poste officiel de « gérant » de la société, mais remplit plus les offices d’homme de confiance. Jay préfère garder son titre de « consultant » plutôt que celui de « président-directeur général ». Il laisse ainsi à Alexandre la charge de la représentation en bonne et due forme de la compagnie « Blue Jay IT Security ».
À l’ouverture des portes de l’ascenseur, une basse-cour en costumes sombres se jette sur les nouveaux venus. Les caquètements fusent en tous sens.
— Ha ! Monsieur Baltac !
— Impensable…
— Inadmissible !
— Quand je pense au prix que nous…
Armé de son attaché-case, Alexandre, suivi de Jérémy, doit pousser quelques gallinacés afin de se frayer un passage hors de la cabine.
Finalement, la voix plus forte du coq de ce poulailler claironne.
— Allons, allons, laissez sortir ces messieurs !
Aussitôt, les directeurs de services, chefs de projets, sous-directeurs et responsables divers, semblent se fondre dans les murs pour disparaître.
Jérémy peut alors reconnaître le corridor qu’il a arpenté à maintes reprises au cours des dernières semaines. Aujourd’hui cependant, il ne compte pas le longer jusqu’à la salle technique.
Devant le bureau de la sécurité où les gardiens tournent en rond comme des poissons dans un bocal, un homme d’une cinquantaine d’années s’impatiente. Au-dessus de sa carrure imposante, une batterie de gyrophares indique trois niveaux d’alertes par ordre de sévérité croissante. Les deux premiers — respectivement jaune et orange — sont éteints. Le dernier — rouge — rayonne avec insistance. Pas un bruit ne s’échappe pour appuyer la gravité de la situation. La rotation écarlate suffit à elle seule pour plomber l’atmosphère.
Sans s’embarrasser des politesses d’usage, il apostrophe les deux visiteurs.
— Et vous, j’espère que vous avez une bonne explication à me donner pour justifier ma présence ici ! Je n’ai pas l’habitude de descendre au sous-sol…
— Vous devriez, monsieur le président-directeur général, ironise Jérémy. Vous connaissez l’adage « l’informatique est le nerf de la guerre » ?
Alexandre foudroie son patron du regard et prend la parole.
— Veuillez excuser mon consultant, monsieur Delattre. Vous savez ce que c’est… On les laisse trop longtemps devant leurs ordinateurs et ils perdent leurs manières en société.
Il a insisté sur la fin de la phrase en fixant Jay. Celui-ci accuse le coup. Il courbe l’échine de façon exagérée pour mieux contempler les coques de ses chaussures.
La posture de soumission mimée par Jérémy remplit son rôle à la perfection. Le grand ponte se radoucit, rassuré sur sa force et son emprise d’autrui.
— Donc, reprend le P.-D.G. plus calmement… Que se passe-t-il ? Nous avons tout de même investi près de sept cent mille euros dans votre système antipiratage.
— Justement monsieur Delattre, clame Alexandre en s’avançant. Vous n’auriez jamais investi une telle somme sans garanties.
— Vous m’avez certes été recommandés comme étant les meilleurs, mais…
— Et les meilleurs nous sommes, Monsieur Delattre, les meilleurs nous sommes, confirme Alexandre sans laisser au dirigeant l’occasion de s’exprimer davantage sur ses doutes.
— Alors, expliquez-moi ce que nous faisons là si tôt ce matin, fulmine le quinquagénaire. Trois jours après votre intervention ! Une véritable catastrophe : la pire des intrusions selon mes experts.
Alexandre se recule et laisse Jérémy s’immiscer.
— Parce que, Monsieur Delattre, interrompt-il en considérant son interlocuteur d’un regard serein. Parce que votre protocole de crise est parfaitement au point… Je vous en félicite.
Le P.-D.G. soutient le regard du consultant et sans doute devant le compliment, finit par se calmer.
— Si vous le permettez, monsieur, continue Jérémy, laissez-moi vous expliquer…
D’un geste sûr, il désigne la porte d’une salle de réunion. Personne ne bouge tant que le P.-D.G. ne prend pas la direction indiquée. Son départ sert de signal, les costumes sombres resurgissent pour s’engouffrer à leur tour dans la pièce à sa suite.
Jay se tourne vers Alex et lui octroie un clin d’œil entendu. Leur petit scénario fonctionne à merveille. Tout le monde s’installe autour d’une grande table ovale tandis que Jay se faufile jusqu’au fond de la salle. Il passe le long des panneaux vitrés donnant sur le couloir et s’arrête devant le large tableau blanc qui tapisse tout un pan de mur. Tous les regards sont tournés vers lui, il commence :
— Bonjour tout le monde.
Le mot de bienvenue ne suffit pas à briser le silence tendu de la salle.
— Oh, j’oubliais presque, remarque Jérémy en se frappant le front du plat de la main… détendons d’abord l’atmosphère.
Il se saisit de son téléphone de manière théâtrale. Il le regarde avec une moue dubitative, le tourne, le secoue, puis commente :
— Pas de signal…
Il prend alors la posture du scientifique qui vient de trouver la solution à son problème, claque des doigts et range l’accessoire dans sa poche.
— Bien sûr, pas de signal… J’ai moi-même installé un annihilateur d’ondes… Aucune communication sans fil ne peut entrer ni sortir d’ici… Sécurité, sécurité…
Il se tourne vers l’équipe d’ingénieurs, tous assis ensemble de l’autre côté de la salle.
— Auriez-vous l’amabilité d’éteindre le matériel quelques instants, n’en déplaise au protocole ?
Sans décroiser les bras, l’un des directeurs hoche la tête et un technicien commence illico à tapoter sur son ordinateur portable.
Jérémy ressort son téléphone et compose un bref message. Aussitôt, derrière les vitres, le gyrophare s’éteint. De nombreux bips et autres vrombissements se font alors entendre dans la salle.
— Vous venez tous de recevoir confirmation que l’attaque est terminée et que tous les systèmes sont sous votre contrôle, commente Jérémy.
Tout le monde vérifie qui son téléphone, qui son ordinateur, qui sa montre connectée. Un soupir de soulagement collectif s’échappe de toutes les bouches.
Jay en profite lui-même pour consulter son appareil. Avec un sourire en coin, il pianote discrètement sur son clavier avant de reprendre :
— Maintenant que tout le monde est plus détendu, je vous explique ce qui vient de se passer. Chez « Blue Jay IT Security », on ne se sauve pas en empochant l’argent de notre client après lui avoir installé « ce qu’il se fait de mieux ».
Jérémy a mimé les guillemets avec ses doigts.
— Chez nous, on soumet nos solutions à des tests draconiens, dont le dernier vient de se dérouler en votre présence.
Une main se lève dans l’assistance et Jérémy pointe du menton vers la personne.
— Oui ?
L’intéressé se dresse et prend la parole.
— Autrement dit, vous avez demandé à un pirate de pénétrer votre propre système ?
— Exact, répond Jérémy, laconique.
L’autre retrousse ses lèvres en un rictus sarcastique.
— Mais vous venez donc de prouver que votre solution est inefficace, justement !
Jérémy sourit.
— Vous devez être le sous-directeur de la sécurité informatique, non ?
— Tout à fait et je ne prends pas sept cent mille euros pour faire mon travail, moi… provoque l’homme.
— Je comprends votre position, tempère Jérémy. Faire appel à une société externe pour régler les problèmes de sécurité… cela empiète un peu sur votre territoire et votre budget, j’imagine.
— Disons qu’à ce prix-là on s’attend à un système infaillible…
— Et c’est bien là le souci. Tout le monde pense qu’il existe un système infaillible… Mais, s’il y en avait un, monsieur le sous-directeur de la sécurité informatique, nul doute que vous l’auriez trouvé n’est-ce pas ? Vous ne me paraissez pas plus bête qu’un autre…
Déconcerté, l’employé semble hésiter un instant à riposter, mais devant l’assurance de Jérémy, il se ravise et se rassoit sur son siège.
— En matière de sécurité informatique, aucun système n’est parfait, proclame Jérémy avec un geste équivoque de la main. L’exercice de ce matin nous a cependant démontré deux choses importantes.
Il laisse passer quelques secondes pour jauger l’attention de la salle avant de reprendre.
— Tout d’abord, sur le plan technique, l’intrusion a bien été détectée dès son apparition. Ensuite, le protocole s’est révélé efficace puisque nous avons tous été alertés, y compris la plus haute autorité.
Jérémy, sourire en coin, se tourne vers le P.-D.G. pour appuyer sa dernière remarque.
Des murmures parviennent de l’assistance. On commente, on discute, on critique aussi sans doute beaucoup.
— Cependant ! reprend Jérémy d’une voix plus forte pour captiver son audience. Votre P.-D.G. ne devrait pas être dérangé pour une alerte rouge.
— Mais enfin, rétorque quelqu’un dans la salle. L’alerte rouge a toujours été…
— La plus sérieuse ? le coupe Jérémy. Certes, l’alerte rouge indique une pénétration totale, un accès libre aux informations bancaires et boursières, le cauchemar absolu pour une institution comme la vôtre. Alors, pourquoi ne pas déranger votre P.-D.G. dans un cas si extrême ?
L’assemblée, attentive, demeure cette fois silencieuse.
— Parce qu’à aucun moment vos données n’étaient en réel danger, laisse tomber Jérémy en découpant chaque mot.
Reprise des murmures dans la salle.
Tandis que son compère se rapproche du tableau, Alexandre se lève et prend la parole.
— Vous vous souvenez, quand mon consultant, monsieur Baltac, vous a dit que l’essentiel était d’admettre qu’aucun système de sécurité informatique n’était infaillible ? Et bien à « Blue Jay IT Security » nous l’avons compris et nous avons agi en conséquence. Le maître mot d’un bon système de sécurité est le temps. Le temps de prévenir, le temps d’intervenir et dans le pire des cas… le temps de fermer vos systèmes. C’est pour cela que nous avons instauré la « Time Box ». Une solution qui vous donnera toujours une longueur d’avance sur les pirates informatiques.
Le silence incrédule de l’audience est perturbé par le glissement strident d’un feutre sur la surface laminée du tableau.
— Ne vous inquiétez pas, rassure Jérémy en interrompant son croquis. On ne vous parle pas de jouer avec les mystères du continuum espace-temps. Nous ne sommes pas en pleine science-fiction et « Blue Jay IT Security » vous a vendu une technologie des plus sérieuses.
Traçant un dessin de la pointe de son feutre, Jérémy commente sur un ton puéril :
— Dans le pays des vilains pirates, on lance un missile.
En face de la fusée rouge qu’il vient de dessiner, sur la droite du tableau, il ajoute un large mur bleu.
— Alors dans le pays des gentils banquiers, on se protège avec un blindage antimissile.
À la hâte, il croque un second projectile pourpre, plus gros que le premier.
— Forcément, les méchants bâtissent un missile plus puissant, capable de percer le blindage des banquiers.
Il trace un second mur azur, accolé au premier.
— Donc, les gentils rajoutent une couche de protection.
Il croque une troisième fusée rouge toujours plus grosse.
— Et les ingénieux pirates construisent un missile encore plus dévastateur.
Il fait mine de dessiner un troisième rempart bleu, mais interrompt son geste.
— Et ainsi de suite. À ce jeu-là, il suffit que les banquiers prennent du retard ne serait-ce qu’une seule fois et ils sont anéantis. Alors que les pirates, eux, peuvent essayer encore et encore. Du temps donc… voilà ce qu’il faut, pour mettre en place la prochaine épaisseur de blindage.
L’audience désormais suspendue à ses lèvres, Jérémy continue son explication.
— Ce que fait la « Time Box », c’est créer un environnement similaire au vôtre, mais virtuel et ne comportant que des données générées de manière aléatoire. Pourquoi ? Parce que le pirate, tout comme l’électricité, suit le chemin de moindre résistance. Cet environnement virtuel est un petit peu moins sécurisé que celui de production. Un blindage d’une génération en retard, si vous voulez. Le hacker se jette donc dessus, casse les barrières une à une et perd du temps à déjouer un système fantôme. Les alertes jaune et orange vous avertissent de la tentative de pénétration, de son avancement. Lorsqu’enfin l’alerte rouge retentit, le pirate est prêt à récupérer… récupérer quoi ?
Il interroge l’assistance du regard quelques instants, puis devant le mutisme de cette dernière répond lui-même.
— … des données totalement inutiles ! Pendant ce temps, vous avez pu analyser son attaque — désarmer son missile — et garder par conséquent une longueur d’avance avec votre système de production. Et voilà…
Grand silence dans la salle. Puis un applaudissement timide se fait entendre, un second, un autre et bientôt c’est une ovation — surtout en provenance du personnel technique.
L’artiste s’incline devant son public, puis reprend la parole. Il doit hausser le ton pour couvrir les acclamations de son mieux.
— Trois… hum, hum ! Excusez-moi, merci, merci. Trois niveaux d’alerte additionnels ont donc été instaurés, respectivement vert, bleu et violet. Ils indiqueront désormais, l’attaque peu probable, mais n’oubliez pas toujours possible, de vos systèmes de production. Quant aux trois anciens codes de couleurs — jaune, orange, rouge —, ils restent en vigueur pour la protection virtuelle.
La salle bouillonne et laisse tout le stress accumulé au cours des dernières heures se relâcher.
— J’aimerais remercier votre P.-D.G., monsieur Delattre, ajoute Jérémy, qui a, à son insu, participé à ce dernier test. Merci pour votre temps, cher Président, nous savons tous à quel point il est précieux.
Il salue le P.-D.G. et descend de l’estrade pour se fondre dans la masse. Jay serre les mains qui lui sont tendues et répond aux quelques questions techniques que les curieux lui posent.
Une heure plus tard, Jérémy et Alexandre sortent de l’immense tour de verre teinté.
— Et voilà, Alex. Un nouveau client satisfait, une excellente référence de plus et sept cent mille euros bien mérités.
— Un million, contredit Alexandre.
— Hum ? marmonne Jay incrédule.
— Suite à ta petite prestation, je n’ai eu aucun mal à sensibiliser le directeur de l’informatique sur l’intérêt d’un contrat de maintenance.
— Alors là respect, Alex… Qu’est-ce que je ferais sans toi ?
— Tu vendrais tes idées pour une bouchée de pain et « Blue Jay » aurait déjà été rachetée pour presque rien par la concurrence.
— C’est pas faux…
Désormais en pleine heure de pointe, l’esplanade grouille de monde. À travers le brouhaha ambiant, Jérémy décèle à peine la mélodie de sa boîte vocale qui indique un message en attente.
— Jay… C’est Sarah… Il est arrivé quelque chose à Brian… Rappelle-moi vite s’il te plaît.
Alexandre comprend en voyant la pâleur soudaine de son patron et ami que la situation est grave. Il n’a pas le temps de demander à quel propos.
— C’est Sarah, lâche Jérémy d’une voix blanche. Je la rappelle, ajoute-t-il en pressant la touche rapide du numéro international.
— Sarah ? C’est Jay.
— …
— Sarah ? insiste Jérémy.
— Jay… C’est Brian… Il est mort…
Jérémy reste un instant interdit, écrasé par le poids de la nouvelle. Après un long silence, il arrive tout juste à balbutier :
— Quand ? Comment ?
— Je ne sais pas. Un taxi l’a trouvé il y a une heure au milieu de la rue devant son travail. La police vient de m’informer. Je… Je…
Jérémy peut l’entendre pleurer six mille kilomètres plus loin.
— Sarah ? Sarah ? Écoute-moi Sarah, j’arrive OK ? Je prends le premier avion.
Il se retourne vers Alexandre. Ce dernier a déjà sorti son propre téléphone au milieu de la conversation et vérifie les vols pour Toronto.
— Vol direct, Air Canada, départ à 11 h 20 terminal 2A.
Jérémy consulte rapidement sa montre.
— J’y serai…
— Je réserve, tu n’auras qu’à récupérer ton billet sur une borne. Jay ?
Jérémy, qui est déjà en train de courir, se retourne tandis qu’Alexandre fouille dans son attaché-case pour en extirper un petit calepin bordeaux.
— Ton passeport…
Il tend l’objet à Jérémy qui s’avance pour s’en emparer. Jay fixe Alexandre d’un regard empli de gratitude. Depuis des années, il prend soin de ses affaires, de ses rendez-vous, de ses papiers. Laissé à lui-même, Jérémy aurait sans doute passé le reste de la matinée à rechercher le précieux sésame.
— Merci Alex…
— File, tu vas rater l’embarquement. Et ne t’inquiète de rien, je m’occupe de libérer ton emploi du temps, OK ? Tu restes là-bas aussi longtemps que tu veux.
Déjà, Jérémy disparaît dans la bouche de RER la plus proche. Aux heures de pointe, essayer de rallier La Défense à l’aéroport de Roissy en taxi s’avérerait suicidaire et il le sait bien. Son choix le plus logique reste de faire confiance aux transports en commun. Dans moins de deux heures, il monterait à bord d’un avion en direction de l’Atlantique.