

10 Mai
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10 Mai
9h30
Pétole! Pétole! Je suis au moteur depuis 5 h du mat'...Les boules. Le petit point positif, c'est que le souffle léger qui fait à peine bouger nos cheveux vient du sud-est. Le soleil qui brille nous envoie des images bizarres, nous faisant croire à un archipel miraculeux au large de l'horizon. Ça y est, on en a tous tellement marre qu'on délire.
Nous sommes à 38°05N/45°30W et le bateau désespère de dépasser les 4 nœuds.
Je me dis que ce manque de vent s'est installé pour nous laisser observer les tortues et les cachalots, et ce n'est finalement pas si mal que ça. Dans la brise, nos esprits se concentrent sur le bateau et surtout sur nos petits rythmes. Mais quand l'océan se calme, alors, seulement dans ces moments-là, nos yeux regardent enfin au-delà des filières.
Avec cette mer laquée, le moindre souffle de baleine est visible à 2 milles, et même si les Açores sont encore bien loin (trop loin), nous sommes entourés de baleines, cachalots, dauphins, tortues !
Un équipier m'a dit en souriant : quelle chance nous avons de voir tout ça ! Et je me suis demandée pourquoi apercevoir une baleine relevait de la chance...Pourquoi pouvoir observer la nature dans le calme et la quiétude était devenu une chance. Je n'ai pas compris sa phrase. Ça va être le quart d'heure utopique ou ingénu, comme tu préfères, peu m'importe. Mais je me demande quand même comment nous en sommes arrivés à croire qu'observer la nature est une chance...Alors qu'à mes yeux, qui ne sont pas ceux de tout le monde, je le sais, c'est une évidence. Ces moments de contemplation ne me sont ni indispensables, ni utiles, ni curatifs. Ils sont une évidence parmi tant d'autres. Souvent, les passagers admirent et rêvent mon travail, mon poste. Ils me disent souvent, en espérant me faire sourire, que finalement je suis tout le temps en vacances. Je leur balancerai bien le vrai visage de mes éternelles vacances, mais à quoi bon.
S'ils savaient le vide qui me remplit parfois ; oui, un vide qui me remplit. Qui prend une place de dingue. Une envie de rien. Et faire avancer un bateau sur l'eau comble ce vide parfois. C'est simple, si facile, si concret.
Je remplis ce vide aussi à terre, en fêtes, en alcool, en homme parfois. Mais je sais que ce vide existe. Et l'océan me renvoie ce vide, ce besoin de rien, cette évidence que finalement il n'y a rien d'autre que l'onde, la respiration et le soleil.
Je dors beaucoup, des nuits de 8 heures.Je recommence à faire des rêves, mais ils sont un peu délirants. Le dernier m'a mis mal à l'aise : j'habitais une maison et un malfaiteur avait les clés pour entrer chez moi, je ne pouvais rien faire qu'attendre qu'il entre pour me tuer.
Je me suis réveillée percluse de crampes.
Ce compte à rebours m'oppresse. Tout ça ne ressemble pas à ce que je voulais. Pas pour moi, mais pour tous ces équipiers qui sont venus traverser l'Atlantique au rythme du vent, pas faire un convoyage à la con avec des délais trop courts. Je voulais leur donner ce que je reçois si souvent. Mais finalement, cela ne tient pas qu'à moi.
Je me rapproche de toi, mais ta voix, ton visage s'éloignent, comme le jour où je t'ai laissé sur le ponton. Car je sais que les retrouvailles ne seront pas à la hauteur de mes espérances, j’attends tellement. J'ai finalement trop de temps pour espérer, et ça va tout gâcher. Plus je m'approche, plus je m'éloigne. Je me sens loin de toi, ta silhouette sur le quai est si floue.Elle l’était à ce moment-là car j'avais les yeux remplis de larmes. Je t'ai tant aimé à Salvador, pendant le carnaval, pendant ces trois jours de grand n'importe quoi. Nous avons dansé, bu tant et tant, nous avons fait l'amour, puis on s'est perdu, puis retrouvé au petit matin. Ivres de cette chaleur indicible qui régnait dans le bateau.
Nous avions tant à nous offrir. Et maintenant, je ne te propose que mon absence. Et je sais que notre séparation te mine moins que moi. Je suis au milieu de l'océan et et je ne peux rien espérer d'autre que d'attendre, naviguer, avancer pour connaître le fin mot de l'histoire. Rien ne me va, j'en ai assez de traînasser et je n'ai aucune envie d'arriver non plus. Un élastique invisible me lie à cette histoire.
J'ai désormais besoin de ta présence, C'est la seule certitude qui se dessine quand je pense à l'arrivée.
Je voudrais m'arrêter dans un tout petit village, avec un bar doté d'une terrasse et perdre mon temps. Être immobile, que plus rien n'avance, que personne ne m'attende et que je puisse t'apercevoir. Auras-tu envie d'être immobile avec moi?
Merde, j'ai oublié de surveiller la cuisson du pain! J'y vais. Appelle moi, s'il te plaît! S'il te plaît...
17h30
Nous avons pêché un mako, un petit requin. La gueule de l'équipage quand on l'a sorti de l'eau, ils ont tous reculé de deux mètres.
Quant aux candidats pour le tuer, ils n’étaient pas nombreux, il était super énervé le mako ! Et c'est pas facile à tuer, car les couteaux n'entaillent pas sa peau, alors il a fallu l’assommer, voire le refroidir à coup de manivelle de winch...Pas valeureux les hommes du bords, j'ai dû m'en occuper. Je tenais à le manger, je pêche pour manger donc nous boufferons ce requin! C'est la première fois que j'en pêche un. C'est une journée un peu hors du commun, car les animaux affluent, et semblent ne pas vouloir s'effaroucher du bruit du bateau. Le ciel nous déballe son stock de nuages, toutes les formes possibles et imaginables, et le bateau tente de rejoindre Faial, l’île à la cabine téléphonique et à la bière fraîche.
Les Açores se font promettre, et même le skipper de Magic Cat commence à trouver cette aventure un peu médiocre. Il n'a plus de gazole...En tout cas, pas assez pour être au moteur toute la journée. Il me reste 24 heures de gazole et 750 milles pour les Açores. Pétole, houle dans le nez...Patience et longueur de temps pourrais-je balancer à mon équipage mais je sens que ça va passer moyen.
Alors, je me tais, je m'occupe de mes calebasses, je fais des blagues, je lis, j'écris et je regarde l'Atlantique qui me regarde aussi, semblerait-il.
Si j'avais su, j'aurais pris plus de livres, plus de cahiers, plus de crayons de couleurs, plus de...
Les équipiers s'impatientent désormais, et me demandent de leur expliquer une météo que je ne comprends pas. Je n'ai pas assez de paramètres pour mettre des noms, alors je leur donne le nom que tout le monde connaît : l'anticyclone des Açores. Qu'est-ce qu'il fout là, ça, c'est une réponse que je n'ai pas. Il se ballade. Et a sans doute décidé de nos accompagner jusqu’à Horta.. Je ne lui en demandais pas tant.
Je regarde les nuages, ils ne me parlent plus, je reste stoïque, pas de mot. Ce bateau ressemble à un pêche-promenade, et cela ne lui va pas du tout. J’imagine qu'en lisant ce carnet, tu dois toi aussi t'impatienter du vent, attendre un peu d'action.
Mon moral est intact, plus ou moins, mais je m'emmerde. Voilà c'est dit ! Je suis sur l'eau, mais je ne vois plus passer les journées qui se ressemblent toutes dernièrement. J'ai des sursauts de convictions, et je m'écarquille les yeux sur le ciel pour guetter en haut, tout en haut, un signe d'un vent meilleur. Quedal, je vois quedal, je comprends quedal.
Tu ne m'appelles pas car tu dois te dire que je suis bien trop occupée pour te répondre, et bien non, j'ai vachement de temps pour papoter, donc vas-y. Je regarde la carte de l'Atlantique Nord, et moi au milieu.
Je suis lasse, je veux qu'il se passe un truc; même les baleines ont l'air de s'emmerder ferme. J'en ai marre d'attendre, que ce soit les Açores, ou autre chose. Fais chier!

