Congratulations! Your support has been successfully sent to the author
Attrape-moi si tu pieuvre

Attrape-moi si tu pieuvre

Published Sep 18, 2022 Updated Sep 18, 2022 Culture
time 9 min
2
Love
0
Solidarity
0
Wow
thumb 0 comment
lecture 56 readss
4
reactions

On Panodyssey, you can read up to 30 publications per month without being logged in. Enjoy29 articles to discover this month.

To gain unlimited access, log in or create an account by clicking below. It's free! Log in

Attrape-moi si tu pieuvre

Ce matin-là, l’incident n’eut qu’un seul témoin.

Le vieil ivrogne rentrait chez lui, rond comme une queue de pelle, et n’en crut pas ses yeux lorsqu’un tentacule émergea de la Meuse, saisit la voiture la plus proche et l’emmena dans les flots.

Il était précisément 5h30 et personne ne s’en soucia outre-mesure. Le poivrot boirait jusqu’à plus soif le lendemain, le propriétaire du véhicule toucherait l’assurance pour le vol.

Plus tard dans l’après-midi, plusieurs passants du Quai Van Beneden déclarèrent avoir vu d’étranges remous. La seule vidéo postée sur les réseaux sociaux atteint presqu’une centaine de J’aime et au moins trois complotistes se plaignirent de déchets chimiques ou de canalisations secrètes mal entretenues.

Enfin, le lendemain entre 2h15 et 2h20 du matin, une étudiante décida qu’elle avait suffisamment travaillé. Elle se prépara une infusion de camomille, regarda par la fenêtre et assista à un spectacle peu commun : une forme sombre remonta à la surface du fleuve, pour y replonger aussitôt. À la lumière des réverbères, la chose semblait visqueuse, grise mais surtout, gigantesque.

La jeune femme cligna des yeux, regarda sa tasse comme si celle-ci était responsable de tous les maux du monde et marmonna pour elle-même :

– C’est pas vrai… à une semaine des examens.

Elle s’appelait Félicie Guérin et on peut dire qu’elle n’était pas ordinaire.

Elle devait penser vite et bien. Il y avait visiblement dans le fleuve quelque chose qui ne devait pas y être.

Félicie appartenant à une organisation qui gérait, dans l’ombre, la cohabitation des espèces magiques et non-magiques, elle ne pouvait rester sans rien faire. Il lui fallait signaler l’incident. Et espérer que ses supérieurs choisiraient quelqu’un d’autre pour mener l’enquête.

Évidemment, quelqu’un d’autre signifiait aussi quelqu’un dont elle n’approuverait pas forcément les méthodes. Elle secoua la tête.

« Ce n’est pas ton problème, Félicie. Occupe-toi de tes examens »

Elle parcourut la liste de ses contacts et appela sa mère.

– Allo ?

– Je t’ai réveillée ?

– Non, ton père a tenu à me montrer sa dernière œuvre sans attendre.

Elle perçut le ton accusateur dans cette remarque et une réponse étouffée et penaude en arrière-plan.

– Qu’est-ce qu’il se passe ma puce ?

Félicie inspira un grand coup, retint sa respiration un instant et déclara :

– Un incident de type 2, Madame. Dans la Meuse. Une créature non-identifiée.

Ce n’était plus à sa mère qu’elle parlait mais à sa cheffe.

 – Je vois. Je vais envoyer un agent, à moins que tu ne réclames l’affaire…

Félicie se mordit la lèvre.

– Puis-je demander quel agent auriez-vous en tête ?

Elle prit un moment avant de répondre, probablement réticente à l’idée d’une faveur envers sa fille. Le professionnalisme était une valeur qui lui tenait à cœur.

– Hugo, ou peut-être Rosalie.

Félicie déglutit.

« Ne fais pas de bêtises, tu as examens trois jours de suite et tellement de retard »

– J’aimerais réclamer l’affaire. Madame.

Sa mère soupira au bout du fil.

– Entendu, dans ce cas je te laisse. Tu as du travail.

Félicie vida sa tasse dans l’évier. Pas de camomille ou de sommeil pour elle.

– Idiote ! s’exclama-t-elle.

La tasse ne réagit pas, ce n’était de toutes façons pas à elle que la jeune femme s’adressait.

Pourquoi fallait-elle qu’elle s’attache à chaque créature ? Elle se serait giflée si cela avait pu aider. Hugo était une brute, et si elle avait du mal à cerner Rosalie, celle-ci avait un historique… tumultueux.

« Tu ne sais rien de cette créature. Elle pourrait être néfaste. Elle pourrait le mériter. »

Mais le problème était là : elle n’en savait rien. La chose méritait le bénéfice du doute.

 

La raison qui poussa les êtres de magie à se cacher des humains s’était perdue dans les âges, il en était de même de l’apparition des premiers immagiciens – les humains sur lesquels la magie n’avait absolument aucun effet – et du pourquoi ceux-ci s’étaient mis en tête de faire respecter cette fragile séparation. Une longue chaîne de causes et de conséquences s’était néanmoins opérée et se perpétuait en la personne de Félicie, armée d’une lampe torche et d’une arbalète, scrutant et fouillant la Meuse au beau milieu de la nuit.

Peine perdue, si la créature était encore là, elle savait se cacher.

 

Si les légendes ne manquent pas de monstres des profondeurs, on ne ressence que peu de géants dans une profondeur maximale de 2,4 mètres.

Félicie se mordit la lèvre. Elle faisait fausse route en cherchant ce que c’était.

Quelqu’un avait peut-être vu quelque chose. Elle choisit d’écumer les forums – à la crédibilité douteuse – de témoignages étranges. Pas d’OVNI, pas de crocodiles dans les égouts, pas d’histoire de fantômes récentes dans les environs.

C’est presque par hasard – ou par la puissante magie des algorithmes – qu’elle tomba sur la vidéo.

Il n’y avait, à première vue, pas grand-chose à en tirer. Félicie la regarda une vingtaine de fois, vérifia le profil de l’adolescente qui filmait, de ses trois amies présentes, et des auteurs de chaque commentaire. Rien. Elle revint sur la vidéo. Pourquoi n’avait-elle pas vu ça plus tôt ?

Elle tenait une piste. Mais d’abord, elle grapillerait quelques heures de sommeil.

 

Sur son temps de midi – allez savoir pourquoi un esprit des villes avait besoin d’un temps de midi – Paul aimait picorer les trottoirs du côté du Jardin Botanique. L’endroit avait en effet un certain charme.

Les amateurs se pressaient autour des lieux d’études, avides de pitance, mais lui ne mangeait pas de ce pain-là. Il connaissait les endroits moins fréquentés des autres pigeons et pourvoyeurs des meilleures miettes.

Bien sûr, il n’était pas un pigeon à proprement parler. C’était un esprit des lieux comme l’on en trouve partout, se manifestant sous la forme d’un pigeon. Il aurait pu être un rat ou un chat errant, mais aucun n’égalait l’absurdité banale de ces volatiles.

L’ennuie lorsque l’on a ses habitudes, c’est que d’autres ne tardent pas à les remarquer.

Ce n’étaient pas les autres emplumés son problème, oh non, c’étaient ces enquiquineurs d’immagiciens. Paul avait donné un coup de patte par-ci par-là à quelques reprises, sans s’attendre à ce qu’ils se ramènent plus nombreux. Il avait l’impression d’être une innocente vieillarde nourrissant les écureuils.

– Tu aimes le houmous ?

Paul se figea. Il tourna lentement la tête.

Et crotte !

Il roucoula nerveusement :

– Félicie ! Quelle bonne surprise.

– Passons les formalités, j’ai du pain sur la planche.

Du pain, elle en tenait également en main. Une double tartine.

– C’est pour toi, reprit-elle. Si tu m’aides.

Elle avait capté son attention.

– Qu’est-ce qui est gros et visqueux et qui nage dans la Meuse ?

Paul se gratta l’aile.

– Je ne suis pas doué pour les devinettes.

– Je suis sérieuse, Paul.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

Félicie attendit qu’un sans-abris s’éloigne. Mieux valait ne pas être vue parlant avec un piaf.

– Je veux dire qu’il y a quelque chose de gros et visqueux dans la Meuse. Je l’ai vu la nuit passée.

Si les oiseaux pouvaient blêmir, c’est ce que Paul aurait fait. À la place, il tourna sur lui-même, visiblement paniqué.

– Oh misère ! Ces choses-là ne finissent jamais bien pour les pigeons dans mon genre.

Félicie fit la moue.

– Tu ne sais rien à ce sujet…

– Quelle genre de grosse chose visqueuse ? Le genre qui croque d’innocents esprits urbains au petit-déjeuner ? Dis m’en plus.

– Je croyais que tu l’avais déjà croisée. Je t’ai vu sur une vidéo, le long du quai, il y avait des remous. Des remous pas normaux.

– Oh ça ? La Meuse est grincheuse ces jours-ci. Pas étonnant si un monstre squatte son lit !

– Pour une entité surnaturelle, tu qualifies facilement les autres de « monstres » ! le railla la jeune femme.

– Tu peux parler, toi ! Que font les tiens ? Laisse le sandwich en partant.

Avec la nette sensation d’être lésée dans cet accord, Félicie s’exécuta.

Elle était au point mort.

Et elle ne pouvait s’empêcher de repenser aux paroles de Paul. Les immagiciens faisaient respecter la loi. La leur surtout.

Au fond, les « monstres » voulaient juste vivre tranquille.

– Bordel.

Une petite vieille s’offusqua de ce juron soudain. Félicie n’y fit pas attention.

Il lui fallait vérifier sa théorie avant de rendre son rapport.

 

– J’ai besoin de toi.

– Qu’est-ce que j’y gagne ?

– Je t’ai donné de quoi festoyer il y a deux heures. En échange de que dalle !

– C’était il y a deux heures. Ce n’est pas ma faute si je ne pouvais pas faire ton boulot à ta place. Alors ? Qu’est-ce que je gagne à t’aider ?

– Tu évites d’être dévoré par le monstre de la Meuse. Et que je te botte l’arrière-train.

– Misère ! soupira Paul. C’est quoi le plan ?

Tous deux rejoignirent le quai le plus proche. Les lieux étaient calmes, une voiture les dépassa. Sur la rive opposée, un badaud promenait son chien.

– Tu veux que je parle au monstre… tu ne pouvais pas le faire toi-même ?!

– Non. Pas si j’ai raison.

– Voilà qui explique tout ! rouspéta-t-il. Comment peux-tu savoir qu’il est là de toutes façons.

Elle éluda sa question.

– Comment sais-tu que la Meuse est grincheuse ?

– Elle me l’a dit, pardi ! Tu sais que les esprits des lieux communiquent.

– Et bien parle-lui. Demande-lui quelle forme elle prend ces jours-ci.

 

Madame Guérin regarda sa fille sans comprendre.

– La Meuse est grincheuse ? C’est ça ta conclusion ?

– Oui, Madame. Elle essaie d’attirer notre attention. Elle ne peut pas nous le dire directement parce que…

– Un monstre géant sortant faire la causette attirerait trop l’attention. Ce serait une violation des accords.

– Voilà.

Elle sourit.

– Que me conseillerais-tu ?

Félicie déglutit.

– Pardon ?

– C’est du bon boulot. Alors j’aimerais ton avis : comment résoudrais-tu ce problème ?

La jeune fille sourit à son tour. L’approbation maternelle était un événement rare.

– Je chercherais à établir le contact. Avec l’aide d’esprits ou d’autres créatures en tant qu’intermédiaire. De nombreux cas sont traités par la force, je ne crois pas que ce soit nécessaire. Particulièrement ici.

Elle savait qu’elle ne changerait pas le monde seule. C’était un problème pour plus tard.

Sa mère parut considérer ses paroles. Elle fronça les sourcils, consulta sa montre, puis déclara sur un ton tout à fait différent :

– Maintenant, ma puce, si on parlait de ses fameux examens ?

lecture 56 readings
thumb 0 comment
4
reactions

Comments (0)

You can support your favorite independent writers by donating to them

Prolong your journey in this universe Culture
Non à l'expression
Non à l'expression

Je n'ai pas les mots ou ils n'arrivent pas à sortir de la bouche. Peut-être est-il difficile de l'exprimer ou o...

Morgane Danet
1 min

donate You can support your favorite writers